Céreq Bref, n° 445, Novembre 2023, 4 p.

Aide à domicile : concilier l'autonomie et l'engagement dans un collectif

Publié le
7 Novembre 2023

Métier quasi exclusivement féminin, peu considéré et mal rémunéré, l’aide à domicile concentre nombre de caractéristiques des emplois dits « peu qualifiés », dont une forte pénibilité physique et psychologique. Le plus souvent seules dans l’exercice de leur travail, les intervenantes ne sont pas pour autant autonomes dans la définition de leur planning. Une enquête réalisée par le Céreq dans le cadre de l’ANR Squapin se penche sur la capacité des structures associatives du secteur à redonner des marges de manœuvre à leurs salariées, et à concilier leur autonomie avec l’intégration dans un collectif de travail.

La branche professionnelle de l’aide, de l’accompagnement, des soins et des services à domicile, forte en 2021 de 4 645 structures prestataires à but non lucratif, emploie 217 609 salariées1 , dont 89 % sur les métiers d’intervention. Elles sont pour la plupart en CDI (88 %) et à temps partiel (66 % en 2021 contre 86 % en 2016). Parfois présentée comme un gisement d’emplois, y compris pour des personnes peu qualifiées, l’aide à domicile est également dépeinte comme un métier en souffrance [1]. Il est vrai que ce métier, presque exclusivement exercé par des femmes, est pénible – physiquement mais aussi psychologiquement et émotionnellement –, mal payé et invisibilisé, quand il n’est pas absolument déconsidéré. Pour autant, les enquêtes réalisées auprès de structures associatives dans le cadre de l’ANR Squapin (cf. encadré 1) témoignent certes de la pénibilité du métier, mais également d’un investissement fort des intervenantes dans leur travail. Les acteurs de branche ont par ailleurs acté la nécessité d’améliorer les conditions de travail et les salaires (cf. encadré 2).

Un nombre croissant d’employeurs associatifs cherchent, quant à eux, à réinventer leur organisation, à améliorer la qualité de vie au travail (QVT) voire à promouvoir le pouvoir d’agir de leurs salariées, c’est-à-dire leur capacité à améliorer elles-mêmes leurs conditions de travail. Ces innovations organisationnelles renvoient, le plus souvent, à une volonté de contourner de réelles contraintes de développement assimilées à des « difficultés de recrutement ». Dans le cas des deux associations présentées ici, cela correspond aussi à un projet politique assumé de la direction. Dans un premier temps, ce Céreq Bref revient sur les modes d’organisation habituels dans ce secteur. Il montre ensuite que la fidélisation des intervenantes à domicile passe par une reconnaissance de leur pouvoir d’agir, en particulier en termes de planning, et par l’ébauche d’un collectif de travail, qui permette de compenser leur relatif isolement dans l’exercice du métier.

 

  • 1Les personnes intervenant à domicile étant, sauf exception, des femmes, nous emploierons le féminin pour les désigner.

Responsabilisation et dynamique collective comme leviers de fidélisation

Reposant sur une structure hiérarchique courte, les associations du secteur emploient un nombre important d’intervenantes qui ne travaillent pas dans les locaux de la structure, mais chez des usagers aux besoins et attentes variés. Le management de ces travailleuses se fait donc à distance, dans le cadre de relations bilatérales gérées par un responsable de secteur. Ce dernier doit organiser le travail de plusieurs dizaines d’intervenantes dans un contexte de turn-over important. Les associations peinent en effet à recruter et plus encore à fidéliser, situation d’autant plus tendue que la demande est en hausse du fait du vieillissement de la population française. L’ajustement continu, dans l’urgence permanente, des entrées-sorties [2] et de la rotation des intervenantes auprès des bénéficiaires, constitue une source de problèmes avec les usagers (souvent attachés à une relation personnalisée et nécessitant, pour les plus dépendants, une continuité de service sans faille) comme avec les intervenantes.

Les responsables de secteur doivent tout à la fois assurer la pérennité et la qualité de la relation de service, et la reconnaissance et valorisation du travail de leurs subordonnées. Finalement, si le travail est organisé de façon précise, voire tatillonne pour ce qui est de la gestion des temps à domicile et en déplacement, la structure et a fortiori le collectif de travail n’ont guère de consistance pour les intervenantes à domicile. D’où la diffusion actuelle de nouvelles organisations du travail, qui entendent renforcer l’autonomie [3] et la responsabilisation des intervenantes à domicile, et créer une dynamique collective et un sentiment d’appartenance. Il y a là une vraie tendance, révélée et soutenue par des fédérations comme l’Union nationale de l’aide, des soins et des services aux domiciles (UNA), mais aussi par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) et par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA).

 

Construire une organisation partagée en équipes autonomes

Deux associations, membres de l’UNA, illustrent cette tendance. La première, que nous appellerons Atome, est localisée dans l’Ouest de la France et emploie environ 550 salariées. La seconde, que nous appellerons Morphée, est localisée dans le Nord de la France et emploie un peu moins de 300 salariées. Dans les deux cas, l’ambition est de construire une organisation partagée, de valoriser les salariées et de les encourager à prendre des initiatives. Au-delà des smartphones qui, dans la quasi-totalité des associations, sont censés permettre un management à distance et des échanges entre pairs, c’est l’expérimentation d’un fonctionnement en équipes autonomes, rapidement élargi à l’ensemble des intervenantes, qui a véritablement lancé une dynamique de transformation. Le directeur d’Atome s’est inspiré des travaux sur l’entreprise libérée et les équipes autonomes de type Buurtzorg1 . Celui de Morphée s’inscrit dans la mouvance des entreprises « délibérées » (c’est-à-dire questionnées par leurs membres, dans leur finalité et dans leur fonctionnement). Derrière ces sources d’inspiration différentes, on retrouve des lignes de force communes : permettre aux intervenantes à domicile de négocier et d’ajuster leur planning, donner une certaine épaisseur au dialogue professionnel et développer une communication intense.
Du côté d’Atome, une soixantaine d’équipes de 6 à 8 intervenantes ont, depuis 2021, chacune leur représentante. Ces dernières peuvent contacter directement la direction, et font remonter les attentes et suggestions tant des usagers que de leurs collègues. Aux réunions d’équipe d’une heure tous les 15 jours s’ajoutent, de manière plus espacée, celles de leurs représentantes (seules ou avec la direction et l’encadrement), sans compter des réunions thématiques et des moments d’expression des salariées, 2 fois 3 heures par an et par secteur. Le projet de l’association est formalisé dans un accord collectif de février 2020. L’adhésion aux valeurs de la structure semble forte et l’ancienneté s’en ressent : 63 % des salariées (y compris dans les fonctions support) ont plus de 5 ans d’ancienneté en 2022 (contre 50 % en 2021).

  • « J’ai exercé pendant plusieurs années en cabinet conseil (…) et puis j’ai eu deux enfants (…). J’ai contacté trois structures quand je suis sortie de mon congé parental (…). J’ai fait trois entretiens et j’ai choisi de venir ici (…). Ça m’a semblé à la fois très riche et, en termes d’organisation, le plus flexible ». (Agente à domicile, master en psychologie du travail, moins d’un an d’ancienneté chez Atome).
  • « J’ai un planning adapté parce que j’ai une autre activité à côté, une microentreprise ». (Agente à domicile, niveau bac, un peu plus d’un an d’ancienneté chez Atome).

 

Le projet de l’association demeure plastique. Cette plasticité tient à la fois à l’ouverture de la direction, toujours demandeuse d’avis et d’accompagnements, mais aussi à l’acceptation par cette dernière d’une autonomisation à géométrie variable. Les plannings sont définis par les responsables de secteur pour le mois à venir, mais peuvent être amendés par les intervenantes, en fonction de leurs contraintes personnelles et d’imprévus (demandes particulières d’usagers, absence d’une collègue, etc.). Le développement de l’association passe par une démarche de résolution de problèmes, dont les solutions sont recherchées collectivement, mais aussi par des coups de sonde lancés par la direction. Pourquoi, par exemple, ne pas transformer demain l’association en SCOP ?

Du côté de Morphée, une vingtaine de « collectifs autonomes, responsables et libérés », composés de 6 à 12 personnes, se réunissent une fois par semaine en présence d’une responsable d’équipe autonome (REA). Les réunions obligatoires d’une durée de 2 h 30 sont rémunérées et animées par un volontaire. Elles permettent de s’entendre sur les plannings et d’échanger sur les usagers et les pratiques professionnelles.

  • « Mardi après-midi, on se concerte entre nous. On fait les plannings entre nous. On essaie de s’avancer pour au minimum une semaine à quinze jours (…). Cela nous permet de parler des bénéficiaires… Quand quelque chose ne va pas, qu’est-ce qu’on pourrait faire ? » (Agente à domicile, niveau bac, 15 ans d’expérience.)

 

Les équipes « délibérées » peuvent s’appuyer sur 7 responsables d’équipe autonome et 5 coordinatrices de parcours. Un accord collectif relatif au projet de transformation de la structure a été signé en 2022. Comme chez Atome, le projet est incarné par le directeur. Ce dernier en est l’instigateur principal et l’ambassadeur infatigable, tant en interne que vers l’extérieur. Il a à cœur d’apporter la preuve que le secteur de l’aide à domicile ne renvoie pas à un modèle figé, que l’innovation managériale, servicielle et sociale y est possible et que les intervenantes peuvent trouver une satisfaction, une qualité de vie et un engagement collectif dans leur travail. Reste que le modèle qui se dessine s’avère coûteux. Depuis plusieurs années, les expérimentations menées sont largement financées par les fonds propres de l’association qui, de ce fait, demeure déficitaire, soulignant en creux que l’aide à domicile reste largement sous-financée par la politique publique.

  • 1Modèle néerlandais qui, initialement dans les soins infirmiers, prône l’autonomie des équipes d’intervenantes comme moyen privilégié d’amélioration des conditions de travail et des soins.

Les modalités concrètes du changement

Dans ces deux associations, un réel effort est fait pour rompre l’isolement des intervenantes à domicile, renforcer leur autonomie, et financer des « temps improductifs » où se construisent les collectifs de travail et la qualité des prestations apportées aux usagers. Mais, concrètement, comment s’opère le changement ? Nécessité faisant loi, les intervenantes à domicile, celles en tout cas qui ne quittent pas précocement le secteur, sont autonomes. Elles sont en prise directe avec les usagers, dans des situations toujours spécifiques, sans que la hiérarchie puisse définir précisément le travail prescrit et le vérifier en continu. Toutes les intervenantes font donc preuve d’une grande adaptabilité mais, même dans les deux structures enquêtées, toutes ne sont pas force de proposition, toutes ne cherchent pas à s’impliquer dans une démarche collective. Certaines n’ont d’ailleurs pas une vision très claire du projet soutenu par la direction. Celle-ci ne nie pas cette difficulté, mais estime qu'elle est censée s’estomper, via une stratégie d’innovation permanente et de développement des espaces de dialogue sur le travail. Ces derniers jouent un rôle essentiel. Ils autorisent des échanges de pratiques et une réflexivité par rapport à des situations professionnelles difficiles, mais ils contribuent aussi à façonner une orientation de l’action commune. Ce qui est en jeu, c’est un développement conjoint du travail et de l’organisation. Pour les intervenantes à domicile, il s’agit donc de rester autonomes dans leur travail au quotidien auprès des usagers, mais aussi de s’engager significativement dans la transformation du contexte organisationnel, de sortir d’une pratique isolée du métier ou de la simple relation bilatérale et à distance avec un responsable de secteur.

La responsabilisation des intervenantes à domicile s’en trouve accrue. Ces dernières estiment tout d’abord être responsables de la qualité de la prestation par la relation personnelle qu’elles nouent avec l’usager. Elles trouvent ce faisant un sens à leur travail [5 ; 6], tout en cherchant à se protéger d’une mauvaise appréciation de l’usager. Cette responsabilisation, elles en connaissent en outre le prix. Le coût émotionnel, en particulier, peut être particulièrement lourd, du fait de la confrontation régulière à la souffrance des usagers, à leur sentiment d’abandon et au deuil, mais aussi de la difficulté pour les intervenantes à refuser un glissement des tâches devant normalement être réalisées par des professionnels habilités [7]. La responsabilisation, dans les deux structures mentionnées ici, prend également une dimension collective. Être ambassadrice de son association, monter des ateliers pour les bénéficiaires ou les collègues, contribuer au recrutement, être tutrice pour de nouveaux recrutés ou des stagiaires, être actrice de la régulation des activités en termes de publics suivis, de planning hebdomadaire, de congés, de déplacement etc., participe de cette responsabilisation.

  • « Nous, chez Atome, on monte aussi des actions collectives. On essaie de faire ça une fois par mois : des ateliers, des jeux, des sorties à la plage… Moi, je fais toujours un atelier créatif parce qu’en fait, on essaie de mettre en avant nos compétences [salariée qui développe par ailleurs une microentreprise de création de bijoux] (…). Je me compare à un couteau suisse ». (Employée à domicile, 5 ans d’ancienneté chez Atome).
  • « On travaille beaucoup en équipe (…). On nous fait confiance (…). Je me sens plus libre. On nous écoute. On prend en considération les expertises qu’on peut mettre en œuvre sur le terrain » (Auxiliaire de vie sociale chez Morphée, 38 ans d’expérience).

Conclusion

Les innovations managériales contribuent, dans les deux structures, à la construction des identités professionnelles (on peut faire carrière dans l’aide à domicile), aussi bien qu’au développement de l’organisation et des règles qui la régissent. Les résultats sont encourageants en termes de motivation, de développement des compétences, de développement personnel et de renforcement du sentiment d’autodétermination. Les directions notent également une atténuation des difficultés de recrutement, même si la tendance générale cache des disparités importantes, selon le caractère urbain ou rural du secteur mais aussi selon la dynamique propre à chaque équipe. La pérennisation et la diffusion de ces innovations dépendent, certes, d’un financement public complémentaire, mais aussi d’une réflexion plus poussée sur les conditions de travail (une responsabilisation accrue ne gomme pas les risques psycho-sociaux, elle peut même en générer de nouveaux), et sur la tendance à naturaliser les compétences relationnelles et sociales mobilisées par les aides à domicile.

Pour en savoir plus

  

[1] F-X. Devetter, A. Dussuet & E. Puissant, Aide à domicile, un métier en souffrance, Les éditions de l’Atelier, 2023.
[2] B. Saccomanno, « Les contrats courts dans l’aide à domicile, entre tensions et bricolages quotidiens », Céreq Bref, n°407, 2021.
[3] B. Zimmermann, « Entre valorisation de soi et mise à l’épreuve de soi : les dynamiques paradoxales de l’autonomie »,
Formation emploi, n°139, 2017.
[4] S. Monchatre, « De la qualification à la compétence en passant par l’employabilité », dans D. Mercure & M. Vultur (dir.). Dix concepts pour penser le nouveau monde du travail. Laval (Canada) : Presses universitaires de Laval, 2018.
[5] C. Pérez & T. Coutrot,  Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Seuil, 2022
[6] M. Bonnet, « Le métier de l’aide à domicile : travail invisible et professionnalisation », Nouvelle revue de psychosociologie, 1 (1), 2006.
[7] A. Garabige & L. Trabut, « Le glissement de tâches comme aporie de la construction d’un territoire professionnel. Le cas des aides à domicile », Socio-économie du travail, n°7, 2020-1.

Les autres publications du projet Squapin 

A.-M. Ahmad, « Généalogie de l’injonction à l’agir individuel en matière d’emploi et de formation », Working Paper, n°18, Céreq, 2023.
V. Di Paola, S. Moullet, « Emplois réputés non qualifiés et qualification des jeunes. Une analyse des débuts de vie professionnelle »,
Chroniques du Travail, 1 (12), 2022.  
C. Stephanus et J. Vero, Chapter 21. "Re-skilling and inequalities of capabilities in France: how socio-economic groups matter", in Marcella Milana, University of Verona; Palle Rasmussen, Aalborg University; Margherita Bussi, University of Louvain. Research Handbook on Adult Education Policy, In press, 2023.
C. Stephanus et J. Vero, « Se reconvertir, c'est du boulot ! Enquête sur les travailleurs non qualifiés », Céreq Bref, n°418, 2022.
C. Ferraton et S. Michun,  « Les freins à la reconnaissance des compétences dans l’aide à domicile », dans B. Lamotte (dir.), Economie sociale et crises du XXIe siècle, Meylan, Editions Campus ouvert, 2022.
T. Berthet, C. Guitton, J. Vero (dir.), Du développement du pouvoir d’agir à l’injonction à l’agir individuel. Fondements européens et contextes nationaux de la responsabilisation des individus sur le marché du travail. Octares éditions, série LEST ( à paraître).
À paraître fin 2023-2024 :
Quatre monographies sur les secteurs investigués dans la collection Working papers du Céreq ; dossier dans la revue Formation Emploi.

Citer cette publication

Ferraton Cyrille, Michun Stéphane, Aide à domicile : concilier l'autonomie et l'engagement dans un collectif, Céreq Bref, n° 445, 2023, 4 p. https://www.cereq.fr/aide-a-domicile-metier-collectif