Quand le BTP se met au vert : les défis de l’écologisation dans deux PME
La prise en compte de la dimension écologique dans le secteur du BTP est devenue incontournable face aux enjeux environnementaux actuels. Mais comment est-elle concrètement mise en œuvre dans les entreprises ? À partir d’une enquête menée dans deux PME du Sud de la France, ce Céreq Bref examine la façon dont l’écologie est intégrée à la stratégie économique de l’entreprise. Il montre que si l’impulsion est souvent le fait de dirigeants investis sur le sujet, elle ne suffit pas à provoquer un mouvement d’ensemble d’écologisation du travail.
Ce Céreq Bref est issu du projet ECOLO'ACTE.
Fortement émetteur de gaz à effet de serre, gros consommateur d’énergie, gros producteur de déchets et vecteur de l’artificialisation des sols, le BTP est particulièrement concerné par les réglementations environnementales. Mais celles-ci, par leurs dispositions coercitives, sont-elles le principal facteur d’écologisation du secteur ? Par « écologisation », nous désignons un ensemble de « processus par lesquels l’environnement est pris en compte dans les politiques publiques, dans les organisations, voire dans les pratiques professionnelles » [1] [2]. Ce Céreq Bref s’appuie sur une enquête menée auprès de deux entreprises intégrant l’écologie dans leur stratégie économique (voir encadré) [3] [4]. Il ressort de cette enquête que si les réglementations jouent un rôle indéniable dans l’écologisation, cette dernière est également le fait de dirigeants, qui voient là de nouvelles opportunités de développement économique, et de certains professionnels sensibilisés aux questions environnementales, qui tentent de développer de « bonnes pratiques ». L’écologisation des entreprises se fait essentiellement par le haut, avec des conséquences plus ou moins anticipées sur le travail des personnels. Mais les avancées diffèrent selon que cette écologisation est plus ou moins négociée ou prescrite par les cadres et les dirigeants, comme en témoigne, dans les deux entreprises du BTP enquêtées, la question du recyclage des déchets et de ses effets sur l’organisation du travail.
- La réglementation comme opportunité
- Ancrer l’écologisation de l’entreprise dans un territoire
- SCOP Silva : une mise en forme négociée de l’écologisation
- Nicéco : une écologisation impulsée par la rationalisation de l’organisation du travail
- Du recyclage des déchets à l’économie circulaire
- Du déchet à la ressource : mettre en discussion ou prescrire ?
- Conclusion
- En savoir plus
La réglementation comme opportunité
Les deux PME concernées sont localisées en zone de montagne, au sud de la France. L’une, Nicéco, emploie une trentaine de salariés et l’autre, Silva, une cinquantaine. La première est une entreprise de travaux publics familiale, la seconde une SCOP du bâtiment, née de la reprise de leur entreprise par ses salariés suite à des difficultés financières dans les années 1990. Ce ne sont pas des organisations militantes, plutôt des entreprises dont les dirigeants sont volontaires et déterminés dans l’adoption d’une stratégie économique favorable à l’écologie. Les dirigeants de ces deux entités voient la réglementation et les normes environnementales, mais aussi les cadres définis par certains acteurs publics locaux comme des opportunités pour mieux positionner leur entreprise en termes de marchés et pour valoriser leurs savoir-faire. La charte « Chantier vert » établie par la métropole dont dépend Nicéco est saisie comme une occasion de se démarquer des concurrents et de capter localement des marchés publics. La PME comme la SCOP ont obtenu plusieurs certifications (notamment ISO [Les normes ISO - Organisation internationale de normalisation – décrivent avec précision les caractéristiques et les performances attendues d’un produit, d’un processus ou d’un service.]), labels et normes. Le cadre de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) permet aux deux entreprises de structurer et rendre visible leur engagement environnemental (niveau « Exemplaire » obtenu pour la SCOP, « Performant » pour la PME).
Ancrer l’écologisation de l’entreprise dans un territoire
Cette appropriation des normes environnementales au niveau de la stratégie d’entreprise ne se fait pas « hors sol ». Le territoire est pensé comme lieu de ressources et de mise à l’épreuve de la stratégie environnementale. Les ressources humaines et matérielles sont recherchées localement : recrutements de proximité ; granulats, bois et ressources secondaires réinjectées dans le circuit productif via des plateformes de recyclage. Des chantiers de proximité servent de vitrines et de tremplins pour des projets au niveau départemental, voire régional. Enfin, le caractère montagneux du territoire éprouve la solidité du projet d’écologisation de la direction, en plaçant l’entreprise face à des contraintes topographiques, naturelles, économiques et institutionnelles particulières. Nicéco est ainsi amené à intervenir sur des chantiers relevant d’un Parc Naturel National dont les réglementations et la topographie s’avèrent très contraignantes. La SCOP Silva, de son côté, doit contribuer à la constitution d’une filière bois locale alors même que la propriété forestière est très dispersée. L’enquête montre que le fait d’intégrer la dimension écologique à la stratégie d’entreprise ne suffit pas à provoquer un mouvement d’ensemble d’écologisation du travail, dans les équipes, qui serait linéaire et sans accrocs. En outre, les modalités d’implication des salariés dans le processus de transition en œuvre varient d’une entreprise à l’autre, comme en atteste la question de la gestion des déchets.
SCOP Silva : une mise en forme négociée de l’écologisation
La SCOP a pris, à partir de 2015, le tournant écologique avec le développement du marché de l’ossature bois et du désamiantage, la réhabilitation des réservoirs d’eau potable du territoire, la maîtrise du béton de terre, l’achat de voitures électriques et l’installation de panneaux photovoltaïques. Cette transformation est vécue comme progressive. « On monte crescendo », résume le dirigeant de la SCOP. À chaque fois, on franchit « une marche [pour] terminer en apothéose », avec la construction d’un bâtiment biosourcé pour un centre de loisirs (plancher en bois, murs en ossature bois, fibre de bois comme isolant, etc.), autonome Énergie niveau 4 et Indicateur Carbone de niveau 2. « Des bâtiments de ce type, on en compte encore très peu en France. En 2020, c’était le premier chantier de ce type en région et le troisième au niveau national ». Ce tournant écologique de l’entreprise est négocié et adapté au cas par cas dans la SCOP Silva. Deux femmes cadres relevant de fonctions transversales (Responsable qualité, santé, sécurité, environnement ou QSSE, et RH), convaincues de l’urgence de la transition écologique, défendent leurs convictions au sein du conseil d’administration et des assemblées générales, tout en s’attelant à prouver, avec le dirigeant, que les nouveaux marchés plus écologiques ne remettent pas en question la profitabilité de l’entreprise. Au quotidien, elles portent la dynamique du changement en évaluant la sensibilité environnementale des candidats à l’embauche, en imposant sur les chantiers des kits de dépollution, voire des bacs de décantation, en s’appuyant sur des certifications impliquant des audits et le suivi d’indicateurs en lien avec l’environnement, en rédigeant des notes de retours d’expériences. Cela demande de la « pédagogie », note la responsable QSSE : « vous allez me dire, elle n’a que son fonctionnement SCOP à la bouche, mais c’est une réalité […]. On ne peut pas leur dire : “oui, tu fais ça !” et demain ils le font ». Cette opération d’acculturation prend d’autant plus de temps qu’elle se développe, avec des temporalités différentes, au niveau des cinq pôles de l’entreprise (conception – ingénierie – coordination travaux/construction et rénovation/bois et solutions éco-responsables/couverture et désamiantage/services et suivi client). La perception et la pratique de l’écologisation varient selon que l’on travaille principalement au bureau, en atelier ou sur des chantiers, eux-mêmes très divers. Les travailleurs, y compris les chefs de chantier, demeurent attachés à leur métier et à leur culture professionnelle. C’est ainsi que le dirigeant, qui avait le projet de réorienter un chef de chantier maçon vers l’encadrement d’équipe de charpentiers dans des chantiers en écoconstruction bois, a rencontré d’âpres difficultés sur le terrain. Il a dû renoncer à son projet et privilégier la croissance externe, en envisageant de racheter une entreprise de charpente bois.
Nicéco : une écologisation impulsée par la rationalisation de l’organisation du travail
Dans la PME Nicéco, l’écologisation de l’activité économique s’inscrit dans une organisation hiérarchisée et rationalisée, classique du secteur du BTP. Le travail de l’un des trois dirigeants est déterminant pour élaborer et entretenir une stratégie d’entreprise respectueuse de l’environnement. Il s’agit de remporter des chantiers écologiques de travaux publics, notamment grâce au respect de la charte Chantier vert qui oblige à une contractualisation contraignante pour les approvisionnements, la gestion des déchets et les pratiques professionnelles. « Avant, on était mis en concurrence avec des entreprises qui pouvaient venir du nord de la France, qui n’étaient pas forcément vertueuses, et qui obtenaient les chantiers parce que les choix se faisaient uniquement sur des critères du moins-disant, donc sur la base de devis, et c’est le plus bas qui gagne, pas celui qui bosse le mieux. Là on a l’avantage d’être sur place et ça évite beaucoup de pollutions, de transport, etc. Et de pouvoir tous entrer dans une logique plus vertueuse. » (le dirigeant). Si les certifications et labels sont des leviers de l’écologisation de l’activité économique de la PME, ce sujet est néanmoins investi de longue date par le dirigeant, dont la démarche va au-delà d’un simple travail de soumission de dossiers. Il s’est fortement engagé dans les groupes de travail composites (pouvoirs publics et entreprises) et déploie une activité de réseautage et lobbying. Les titres obtenus mettent en valeur des pratiques responsables déjà déployées : « C’est ce qu’on faisait déjà et on s’est aperçu qu’on pouvait assez facilement entrer dans cette démarche en nous renseignant auprès de la Fédération professionnelle, qui met des outils à disposition et accompagne les entreprises. Donc cela a surtout été un travail de mettre en visibilité nos bonnes pratiques. Concrètement, cela n’a pas beaucoup changé les choses. » (la responsable Qualité santé environnement, ou QSE).
Du recyclage des déchets à l’économie circulaire
Un autre volet important de l’écologisation de la PME Nicéco passe par des équipements favorables au développement durable : recycleuse de béton, presseuse de boue pour réutilisation des eaux usées, et surtout création d’une plateforme d’entreposage pour le recyclage des matériaux. L’ensemble des actions développées implique un travail conséquent de dossiers, en vue de trouver des subventions et de remplir les critères d’audit, ainsi qu’une présence tenace pour être force de conviction dans les instances (fédération du bâtiment par exemple). Le travail de communication interne, porté par la responsable QSE, est aussi conséquent. Il faut effectivement rappeler aux personnels, sous différentes formes et canaux, les objectifs stratégiques liant l’écologisation de la PME à sa croissance économique, et donc à l’emploi local, avec l’envie d’entretenir une culture commune adossée à ces valeurs. Les conséquences de l’écologisation de la PME sur le travail des équipes chantiers sont manifestes, bien que reconstruites au cours de l’enquête plutôt qu’énoncées comme telles par les interviewé·es. Certains chantiers peuvent de toute évidence être qualifiés d’écologiques : ceux réalisés pour des marchés remportés auprès du Parc Naturel National, avec un cahier des charges drastique. Cela modifie les manières de travailler en ce que des précautions exceptionnelles des ressources naturelles doivent être adoptées : protection scrupuleuse des sols et des cours d’eau, par des kits anti-pollution par exemple. Une autre impulsion des transformations du travail émane des nouveaux « circuits matières » et d’une nouvelle organisation du travail, avec la volonté d’aller vers l’économie circulaire (des pratiques de tri et recyclage des matériaux) et vers le traitement de déchets. « L’économie circulaire, c’est que tout ce qu’on peut éviter d’acheter à l’extérieur, et qui ne serait pas justifié, soit récupéré. Il y a un certain nombre de produits que la loi et la norme nous autorisent à faire avec des matériaux issus du recyclage. Pourquoi aller arracher à la nature une tonne de granulat pour faire peut-être un ouvrage quand on peut le faire nous-mêmes ? » (le dirigeant). Les nouvelles directives modifient les tâches à réaliser ainsi que la coordination au sein de l’équipe de chantier. Le recyclage suppose effectivement que les matériaux soient mis de côté sur le chantier, rassemblés en tas distincts selon leur caractéristique ; puis qu’ils soient criblés et transportés vers la plateforme de recyclage lorsqu’ils sont valorisables, ou alors mis dans des « big bags » destinés au circuit des déchets. Ces tâches font appel à des habiletés particulières d’analyse de la matière (« il faut avoir l’œil »), de gestion du circuit sur des chantiers où l’espace est exigu, et d’entreposage sur la plateforme dédiée. Les transformations du travail sont évoquées : « Avant qu’il y ait la plateforme, on nous disait toujours de faire gaffe, qu’il fallait pas mélanger etc. C’était compliqué, aussi parfois on faisait peut-être passer ça au second plan. Mais avec la plateforme, bon, comme maintenant on est obligés de faire le transport, mettre au bon endroit, et qu’ensuite on réutilise, on voit bien qu’il faut bien trier avant, sur le chantier, sinon, c’est reculer pour mieux sauter, puisqu’il faudra le faire ensuite sur la plateforme. Et quand on fait pas bien le boulot avant, on sait qu’après on va se faire engueuler. » (un ouvrier).
Du déchet à la ressource : mettre en discussion ou prescrire ?
Dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, la gestion des déchets s’organise dorénavant autour du triptyque : réemploi (usage identique du matériau), réutilisation (détournement d’usage), et recyclage (transformation de la matière). Dans la SCOP Silva, le tri des déchets de chantier, pour un recyclage par des prestataires extérieurs, est effectué de manière attentive dans les chantiers exemplaires, mais un peu moins lors de travaux chez les particuliers. La responsable QSSE sensibilise les équipes, toujours dans le dialogue et la négociation. Les gestes professionnels sont modifiés à la marge dans cette activité de tri. Au-delà du classique tri des déchets de chantier, la SCOP Silva envisage d’organiser le réemploi en interne de matériaux issus de certains de leurs chantiers pour les utiliser sur d’autres. La coopérative a ainsi acheté un terrain pour le stockage de ces matériaux destinés au réemploi. Une stagiaire en école d’ingénieur a été recrutée pour détailler les gestes et la rentabilité économique liés au démontage d’ardoises et à leur réemploi. Si la responsable RH pense faire appel à l’association Envirobât pour former les équipes sur cette nouvelle pratique professionnelle, cette démarche n’est, pour le moment, qu’à l’état de projet. Pour ce qui a trait à l’écologisation du travail, la place de la formation dans la transformation des gestes professionnels est finalement encore assez peu présente dans la SCOP. Pourtant, cette organisation est formatrice, puisqu’elle a mis en œuvre récemment un processus d’AFEST (Action de Formation en Situation de Travail), pour conserver et transmettre les savoir-faire des maçons qui partent à la retraite aux jeunes générations, et aux nouvelles recrues de la SCOP. Dans la PME Nicéco, des apprentissages collectifs sont en cours, après des débuts difficiles, comme l’atteste l’usage local d’un réseau social numérique avec des fonctionnalités spécifiques à l’organisation des chantiers (suivi, reporting, échanges de relevés, etc.). L’outil permet des discussions montrant et valorisant certaines pratiques de tri, avec une vocation d’émulation (il s’agit, selon un cadre, d’« encourager les autres à aller dans le bon sens »). Dans le même temps, il facilite le traçage du chantier. Voué à valoriser de « bonnes pratiques », l’outil a été détourné par les ouvriers lors de son lancement pour dénoncer de « mauvaises pratiques », relatives en particulier à un « travail sale » sur le chantier ou à une mauvaise gestion des déchets par certaines équipes. La hiérarchie évoque les consignes scrupuleuses à élaborer, les contrôles et les rappels à l’ordre nécessaires, ainsi que la relative lenteur des évolutions des pratiques professionnelles. Elle juge également certains personnels « peu capables » de s’adapter aux nouvelles prescriptions. Les vicissitudes observées amènent à faire l’hypothèse que, derrière des mesures présentées comme bénéfiques et évidentes à appliquer, se cachent un surcroît de tâches et une pénibilité du travail peu visibilisés et peu discutés collectivement. Introduire un dispositif de dialogue, prenant en charge les controverses professionnelles sur ce que l’écologisation de la PME fait aux conditions et à l’organisation du travail, pourrait être une piste d’amélioration, ainsi que le montrent les enseignements tirés d’une enquête de l’Aract Hauts-de-France [5].
Conclusion
Dans le BTP, les réglementations et normes d’engagement volontaire marquent l’écologisation du secteur. Les équipes dirigeantes des deux entreprises étudiées sont volontaristes et devancent largement la réglementation. Cette trajectoire peut être négociée, comme dans la SCOP étudiée, ou prescrite par les cadres dirigeants, comme dans la PME. Les transformations du travail qui en découlent sont ténues en termes de compétences nouvelles mais plus marquées en termes d’organisation du travail. Enfin, la question des conditions de travail demeure peu articulée au positionnement plus écologique de l’activité de l’entreprise, même dans la SCOP Silva qui a pourtant engagé, avec l’Aract, une démarche d’amélioration de la qualité de vie et des conditions de travail ambitieuse.
En savoir plus
[1] M. Mormont, « Écologisation : entre sciences, conventions et pratiques », Natures Sciences Sociétés, 21(2), 2013. https://doi.org/10.1051/nss/2013102
[2] L. Ginelli, Jeux de nature, natures en jeu. Des loisirs aux prises avec l’écologisation des sociétés, Bruxelles, Peter Lang, 2017.
[3] F. Drouilleau, S. Michun, C. Belin, Silva, une SCOP en voie d’écologisation de sa stratégie et de son activité, Working paper n°33, Céreq, 2025.
[4] L. Baghioni, O. Foli, Une écologisation tirée par des évolutions techniques, avec effets sur le travail. Le cas de Nicéco, PME du BTP. Working Paper n°35, Céreq, 2025.
[5] Aract Hauts de France, Quelle place pour le travail dans la transition écologique, rapport d’étude, 2021.
[6] O. Foli, E. Sulzer, « La transition écologique dans les métiers de la construction : l’encadrement de chantier en première ligne », Céreq Bref, N°448, 2023.
Le projet Écolo | Acte, « Travail et compétences en contexte de transition écologique : quelles pratiques en entreprises ? », porté par le Céreq, a été sélectionné dans le cadre de l’appel à manifestation d’intérêt – La Fabrique CTO « Écologie et travail », du réseau des ANACT-ARACT. | |
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