Quels rapports entre les conditions de travail présentes et le passé professionnel ?
Les conditions de travail en France sont très hétérogènes. Si elles varient selon les caractéristiques sociodémographiques des salariés, elles sont également liées à leurs parcours professionnels. Les salariés qui progressent en changeant d'entreprise sans passer par le chômage sont ceux qui considèrent le plus souvent que leur travail est apprenant et qui sont les plus satisfaits des conditions dans lesquelles il est exercé.
Les conditions de travail en France se caractérisent par une forte hétérogénéité. Ainsi 40 % des salariés considèrent que leur charge de travail est excessive tandis que 60 % jugent qu’elle est acceptable [1]. Le travail est considéré comme répétitif par 43 % des salariés, mais 72 % déclarent pouvoir développer des compétences [2].
Cette hétérogénéité des conditions de travail traverse-t-elle l’ensemble du marché du travail ou est- elle différente selon les catégories de population ou les types de parcours professionnel ? Plusieurs facteurs peuvent expliquer les correspondances entre les conditions de travail ou d’emploi et le passé professionnel des individus : marges de manœuvre plus ou moins importantes dans le choix de l’emploi en fonction de la trajectoire passée], politiques de gestion de l’emploi et des carrières par les entreprises, valorisation ou non par celles-ci de l’expérience dans d’autres entreprises. À partir des données fournies par l’enquête Defis (encadré 1), ce Céreq Bref propose d’examiner en détail ces liens.[87]
- Des conditions de travail et d’emploi très liées aux profils sociodémographiques des individus
- Des trajectoires de long terme très diverses
- Des conditions d’emploi et de travail moins favorables pour ceux ayant eu des trajectoires sur le marché du travail secondaire
- Des conditions d’emploi et de travail meilleures pour ceux passés par des marchés professionnels
- Conclusion
- En savoir plus
Des conditions de travail et d’emploi très liées aux profils sociodémographiques des individus
En premier lieu, à type d’entreprise ou trajectoires professionnelles antérieures identiques, les conditions de travail et d’emploi sont fortement liées aux caractéristiques sociodémographiques.
Les femmes, surtout lorsqu’elles ont au moins deux enfants à charge, jugent plus souvent ne pas être assez payées ou ne pas avoir de chances de promotion et elles sont beaucoup plus exposées au risque de travailler à temps partiel. Les jeunes occupent plus souvent un emploi court et subissent davantage les risques de fortes contraintes horaires et de travail non apprenant ; les immigrés d’origine non européenne se déclarent plus souvent insatisfaits de leurs conditions de travail. Les personnes non diplômées sont nettement plus pénalisées en termes de conditions de travail et d’emploi. Par exemple, celles non diplômées ont +25,3 points de probabilité d’exercer un travail non apprenant et +33 points de probabilité d’être insatisfaites des conditions de travail par rapport aux personnes titulaires d’au moins un bac+5 (toutes choses égales par ailleurs, cf. Supplément numérique). Cependant, le travail sous pression concerne davantage les personnes fortement diplômées, de niveau bac+5 ou plus.
Toutefois, au-delà de ces caractéristiques, il existe un lien entre les conditions de travail et d’emploi actuelles et la trajectoire professionnelle suivie jusqu’alors.
Des trajectoires de long terme très diverses
Les trajectoires professionnelles passées des salariés peuvent être caractérisées par les différentes situations qu’ils ont occupées (emploi, chômage) et par les évolutions qu’ils ont connues en termes de salaire, de responsabilité, etc. À partir de ces éléments, une typologie est réalisée permettant de dégager 5 grands types de trajectoires, traçant un continuum partant de celles sans perspectives de carrière jusqu’aux trajectoires ascendantes et renvoyant ainsi à des fonctionnements différenciés du marché du travail (encadré 2).
Le premier groupe de trajectoires (24 % de la population étudiée) rassemble des salariés stables, ayant connu un accès rapide à l’emploi actuel après la fin des études. Ces trajectoires se situent plutôt sur ce que l’on nomme le segment primaire du marché du travail (encadré 2). Ces salariés ont évolué positivement en termes de progression de salaire et de responsabilités (figure 3). Les salariés âgés de moins de 30 ans, fortement diplômés (bac+5 ou plus), avec une ancienneté élevée dans l’entreprise, cadres ou professions intermédiaires de la santé et du travail social y sont davantage représentés.
Le deuxième groupe (18 %) regroupe les trajectoires caractérisées par des changements d’entreprise, des démissions nombreuses, sans passage par le chômage et avec peu de contrats courts. Elles représentent les emplois de type « marché professionnel » (encadré 2), pour lesquels l’évolution des responsabilités et des salaires a été positive. Les hommes, âgés de plus de 50 ans, diplômés à bac+5 ou plus, cadres ou contre- maitres/agents de maitrise sont surreprésentés.
Le troisième groupe (21 %) réunit des trajectoires de stabilisation après un passage par des emplois courts. Ce groupe occupe une position moyenne dans la typologie et mixte du point de vue de la segmentation, entre les marchés primaire et secondaire. Il est composé de nombreuses personnes âgées de moins de 30 ans, d’un niveau bac à bac+3, occupant des postes de technicien, d’ouvrier qualifié ou d’employé administratif d’entreprise. Le quatrième groupe correspond à des trajectoires marquées par une alternance entre emploi et chômage (24 %). Les passages par des CDD ou du chômage sont fréquents, mais avec une évolution salariale et des responsabilités. Les salariés de niveau CAP-BEP, occupant des postes de profession intermédiaire administrative et commerciale, de technicien et d’ouvrier qualifié sont surreprésentés. En termes de segmentation du marché du travail, ce groupe se place à mi-chemin entre le segment secondaire et le marché professionnel. Le cinquième ensemble de trajectoires (13 %) regroupe les individus n’ayant pas ou peu connu d’évolution de responsabilités et de salaires, avec des périodes de chômage, d’inactivité et d’emplois précaires fréquentes. Cette trajectoire est typique du segment secondaire. On trouve ici davantage de femmes, d’immigrés d’origine non européenne, de personnes non diplômées ou de niveau CAP-BEP, d’ouvriers non qualifiés, d’employés, de chauffeurs ou d’ouvriers de la manutention et du magasinage.
Les salariés ont donc connu des parcours différenciés, renvoyant à des fonctionnements spécifiques du marché du travail. L’enquête Defis permet de montrer que les salariés des marchés professionnels ont plus de chances d’avoir des conditions de travail et d’emploi favorables (encadré 5), c’est l’inverse pour ceux du marché secondaire. L’analyse se focalise sur ces deux groupes aux caractéristiques opposées.
Des conditions d’emploi et de travail moins favorables pour ceux ayant eu des trajectoires sur le marché du travail secondaire
Toutes choses égales par ailleurs, les salariés dont le passé professionnel relève du « marché secondaire » du travail sont légèrement plus exposés au risque d’occuper des emplois en CDD et à temps partiel. Ils se considèrent plus souvent comme pas assez payés pour le travail accompli et déclarent aussi ne pas avoir de chance de promotion (+12,7 points de probabilité par rapport au groupe « stabilisation après emplois courts », à caractéristiques sociodémographiques et type d’entreprise identique, cf. tableaux en ligne).
Du côté des conditions de travail, ces salariés ont plus de risques d’occuper un travail faiblement autonome et non apprenant (figure 4). Ils sont aussi davantage insatisfaits de leurs conditions de travail (+9,2 points de probabilité, toutes choses égales par ailleurs). Cette approche subjective est parfois considérée comme une mesure du bien-être/mal-être au travail, voire une approximation globale de la qualité des emplois [4]. À caractéristiques sociodémographiques et d’emplois identiques, le risque de travailler sous pression ou d’avoir une charge horaire élevée est également un peu supérieur.
Des liens existent avec le mode d’organisation du travail dans l’entreprise employant ces salariés [6]. Ils risquent plus souvent de travailler dans des entreprises qui s’investissent peu dans la gestion de cette main-d’œuvre du marché secondaire. En effet, ces entreprises organisent moins de mobilités en interne, ont davantage de difficultés à garder leurs salariés, développent moins de politiques d’aménagement des horaires ou de politiques d’amélioration des conditions de travail. De surcroît, les questions du contenu du travail ou des besoins en formation ont moins de chances d’être abordées dans les entretiens professionnels. Les salariés issus du marché secondaire sont également dans des entreprises dans les quelles les incidents du travail sont moins souvent réglés par les salariés eux-mêmes, ce qui est le signe d’une faible autonomie.
Des conditions d’emploi et de travail meilleures pour ceux passés par des marchés professionnels
Les salariés aux trajectoires de type « marché professionnel », et dans une moindre mesure de « marché primaire » (deux premières trajectoires), connaissent de meilleures conditions d’emploi : ils sont moins exposés aux risques d’être en CDD ou de ne pas être assez payé pour le travail accompli. Un passé professionnel de type « marché professionnel » est également associé à de moindres risques de travailler à temps partiel et de ne pas connaitre de promotion, à caractéristiques sociodémographiques et type d’entreprise identique (cf. Supplément numérique).
Les conditions de travail sont aussi plus favorables pour ces groupes de salariés, avec un travail plus autonome, davantage apprenant et une meilleure satisfaction au travail. Exception faite pour le travail sous pression qui est plus fréquent, à autres caractéristiques égales.
Côté entreprises, les salariés issus des marchés professionnels ont plus de chances de travailler dans celles qui n’organisent pas les mobilités en interne, qui ont des difficultés à garder leur personnel et qui n’évoquent pas les besoins de formation lors des entretiens professionnels. Il est possible que ces entreprises anticipent les démissions de leurs salariés et que leur mode de gestion de l’emploi soit axé prioritairement sur les mobilités externes.
Conclusion
L’originalité de l’analyse présentée est de pouvoir placer les trajectoires longues des individus dans le contexte de l’entreprise où ils travaillent et de prendre en compte certains aspects des modes de gestion de l’emploi par les entreprises. La typologie des trajectoires professionnelles donne à voir une pluralité de parcours qui ne se résume pas à la seule opposition duale entre les marchés primaire et secondaire : elle montre plutôt un continuum avec des segments intermédiaires. Les liens mis en évidence entre les conditions de travail et d’emploi et les trajectoires passées peuvent s’expliquer par les marges de manœuvre et les contraintes des individus par rapport à la diversité des emplois ou conditions de travail possibles et par les modes de recrutement et gestion des carrières des entreprises. Ces dernières peuvent adopter des politiques de gestion de la main-d’œuvre différentes en fonction des conditions de travail prégnantes dans les emplois. Sur les marchés professionnels, on peut évoquer l’existence d’un écosystème qui valorise les mobilités entre entreprises sur des postes qualifiés avec une certaine autonomie dans la conduite d’un travail qui est cependant « sous-pression ». Quant à eux, les salariés sur le marché secondaire ne bénéficient pas de possibilité d’ascension professionnelle et risquent plus souvent d’être cantonnés à des emplois avec des conditions de travail plus défavorables.
L’étude invite à porter une attention particulière aux salariés marqués par des trajectoires précaires ou avec peu de possibilités d’avancement professionnel, par exemple en les accompagnant s’ils ont des projets de mobilités et d’évolution professionnelle, ou en essayant d’améliorer leurs conditions de travail. D’autant que les salariés les plus éloignés de l’emploi stable sont aussi ceux qui ont eu le moins d’opportunités de formation professionnelle et qui en ont le plus besoin [5].
En savoir plus
[1] M. Beque, A. Kingsada, A.Mauroux, « Contraintes physiques et intensité du travail » Synthèse. Stat', n° 24, Dares, 2019.
[2] Dares, « Chiffres clés sur les conditions de travail et la santé au travail », Synthèses-stat’, n° 37, 2021.
[3] P.B. Doeringer, M.Piore, Internal Labor Markets and Manpower Analysis, 2° ed augmentée, New York, Armonk Sharpe, 1985.
[4] V. Donne, A. Elbaz, C. Erhel, « Qualité de l’emploi : une question de métiers ? », La note d’analyse, n° 130, France Stratégie, 2023.
[5] D. Guillemot, E. Melnik-Olive, « Se former tout au long de la vie, quel rôle du parcours professionnel ? », Insee Référence Formations et emploi, p. 37-46, 2018.
[6] F. Lainé, L. Lizé, « Quelles sont les relations entre le passé professionnel des salariés et les conditions d’emploi et de travail actuelles ? », Céreq Echanges, n° 19, p. 253-270, 2023.
[7] C. Mette, « En quoi les conditions de travail sont-elles liées au parcours professionnel antérieur ? », Dares analyses, n°002, 2018. [7]
[8] C. Stephanus, J. Vero, « Se reconvertir, c’est du boulot ! », Céreq Bref, n° 418, 2022[8]