Quand l’économie circulaire tente de redonner du sens au travail, le cas des ressourceries
Portées par l’essor du secteur du réemploi, les ressourceries et recycleries offrent des opportunités d’emploi et une promesse d’insertion à des personnes éloignées du marché du travail. S’appuyant sur une enquête menée auprès de salarié·es de ces structures, ce Céreq Bref explore les paradoxes d’une activité porteuse de sens par son utilité sociale et écologique, mais aussi source de désenchantement en raison des perspectives professionnelles limitées qu’elle offre à une partie de ses ancien·nes salarié·es.
Sous l’impulsion croissante des politiques publiques en faveur de l’économie circulaire, dont la plus récente est la loi AGEC* de 2020, le secteur du réemploi [voir lexique encadré 2] connaît une phase de développement dynamique. Le nombre de ressourceries et de recycleries, passé de 7 à 247 structures de 2000 à 2024, en témoigne. Ces structures permettent de récupérer les objets et de leur donner « une seconde vie » par leur vente en boutique ou, lorsqu’ils ne sont pas réemployables, de les trier pour les valoriser dans les filières de recyclage. En grande majorité associatives (96 %), elles relèvent aussi souvent des politiques publiques pour l’insertion des personnes considérées comme éloignées de l’emploi : 56 % d’entre elles sont des structures de l’insertion par l’activité économique (IAE*), et notamment des Ateliers et chantiers d’insertion (ACI*, 47%) [1]. Au croisement d’une utilité à la fois écologique et sociale, les ressourceries et recycleries permettent de mobiliser des publics rencontrant des difficultés d’accès au marché du travail. Cette mobilisation s’inscrit dans des parcours dont les expériences passées vont influencer le sens que les personnes attribuent au travail dans les ressourceries [2], et parfois réenchanter leur perception de ce travail. Cependant, ce sens peut s’effriter lorsque ces parcours se heurtent à des perspectives professionnelles limitées à la sortie de la structure, et engendrer des formes de désenchantement. Ce Céreq Bref présente les ressorts de cette tension entre réenchantement et désenchantement. Il s’appuie sur une enquête réalisée dans le cadre d’une thèse de sociologie auprès des salarié·es et bénévoles de ressourceries et recycleries relevant du modèle des Ateliers et chantiers d’insertion (cf. encadré 1).
Un rapport au travail façonné par des expériences antérieures
Afin de saisir les liens entre le sens du travail et les parcours professionnels il est essentiel, en premier lieu, de caractériser les publics impliqués dans le travail en ateliers et chantiers d’insertion. Parmi les structures de l’insertion par l’activité économique, les ACI sont destinés aux publics faisant face à des difficultés sociales ou économiques importantes pouvant entraver leur accès à un emploi dans le secteur classique. Elles peuvent concerner un état de santé psychique ou physique, des addictions, des contraintes liées à la mobilité ou à des obligations familiales. Les salarié·es des ACI sont 45 % à avoir connu une période de chômage prolongée (de un an ou plus), et 55 % d’entre elles et eux étaient allocataires des minimas sociaux avant l’embauche en 2023 [3]. Les personnes en attente de régularisation et/ou rencontrant des difficultés avec la maîtrise du français peuvent également être orientées vers ces structures. Plus largement, les salarié·es de l’IAE disposent majoritairement d’un niveau de formation inférieur au bac (79 %) et inférieur au CAP pour une partie d’entre elles et eux (40 %) [3]. Dans les recycleries et les ressourceries, on relève une féminisation légèrement supérieure au reste des ACI (43 % de femmes dans les ressourceries [1] contre 34 % en moyenne dans les ACI [3]), qui s’explique en partie par le type d’activités proposées (tri des objets et vêtements, mise en rayon, vente en ligne, caisse…). Ces profils des personnes concernées permettent de comprendre, au regard de leurs trajectoires sociales passées, le sens et la forme d’enchantement qu’elles trouvent dans le travail en ACI. Cette dimension plus symbolique s’ajoute au fait de retrouver un emploi et un revenu. Les salarié·es des ressourceries et recycleries évoquent souvent la nécessité de « retrouver un cadre » ou de se « remettre en route » après une période d’inactivité professionnelle et des épreuves de vie parfois difficiles dont voici quelques exemples. Marly**, une salariée de 42 ans issue des classes populaires stabilisées [4], a travaillé en tant qu’auxiliaire de vie pendant une dizaine d’années avant de subir une période d’isolement et de violences conjugales. Mère de trois enfants désormais séparée de son conjoint violent, elle explique ne pas pouvoir reprendre son métier en raison des contraintes horaires et de l’investissement émotionnel qu’il requiert : « J’ai tendance à m’attacher, à donner mon numéro de téléphone personnel et à être disponible H24, là je peux plus ! ». Le poste en ACI permet de reprendre confiance et de recréer du lien tout en assurant ses obligations familiales. Familiarisée aux pratiques de récupération, elle souligne qu’elle « adore chiner » et se plaît dans la structure. Pour Roger, âgé de 56 ans, vendeur ambulant sur les marchés pendant trente ans et intérimaire pour compléter ses revenus, c’est une maladie respiratoire chronique qui l’a conduit à une période d’inactivité prolongée. Issu des classes populaires précarisées [4] et « fâché avec l’école », il indique être peu à l’aise avec les procédures pour faire reconnaître son handicap. Après plusieurs années entre pratiques de récupération informelle et postes d’ouvrier peu qualifié, la ressourcerie lui permet de retrouver une activité qu’il apprécie et qui le valorise en faisant appel à ses compétences dans le réemploi. Le parcours d’Inaya illustre un autre aspect de l’ACI : âgée de 34 ans, elle a grandi dans une famille très modeste dans une commune rurale en Algérie. Après avoir obtenu un master de Sciences politiques, elle rejoint son conjoint en France où elle vit depuis trois ans. Le contrat en CDDI* constitue sa « première expérience dans le monde du travail » qu’elle qualifie de « chance ». Ses difficultés d’expression liées à la maîtrise de la langue accentuent ce sentiment de redevabilité en dépit de sa surqualification. Ces exemples permettent de resituer l’expérience de travail en ACI dans la perspective d’une trajectoire sociale qui contribue à lui donner un sens souvent positif pour les salarié·es. Ce sens s’exprime à la lumière des expériences à la fois professionnelles et personnelles passées [5].
Mise au travail et mobilisation dans une activité « qui a du sens »
Les salarié·es peuvent être orienté·es dans une ressourcerie par un·e conseiller·ère des services publics de l’emploi (Mission locale, Cap emploi, France Travail…), par des prescripteurs élargis* ou encore du fait d’un recrutement en direct par une structure de l’insertion par l’activité économique. Sur les territoires enquêtés, situés en milieu rural (comme 60 % des territoires couverts par une ressourcerie [1]), le bouche-à-oreille est particulièrement opérant, plusieurs enquêté·es ayant eu connaissance de postes à la ressourcerie en « discutant au marché » ou « au café ». Nahia, costumière de formation puis peintre de décors, est au chômage depuis un an. Partageant ses inquiétudes face à la fin de ses droits, une voisine lui signale qu’à la ressourcerie « ils cherchent tout le temps du monde ». « Ce qui me plaisait là-bas c’est tout le concept d’une ressourcerie, je trouve ça sympa, ça allie les deux, la récup et le social. Moi j’aime trop chiner, visiter des maisons, conduire des camions, rencontrer du monde et réparer des choses. Le concept était cool, moi je le faisais déjà toute seule de mon côté donc autant être payée pour le faire, c’était ça ma motivation. » (Nahia, 32 ans, salariée en CDDI, ressourcerie). Les salarié·es indiquent avoir été attiré·es à la fois par la perspective d’un emploi et par l’activité de ressourcerie, certain·es ayant déjà leurs habitudes de consommation dans la structure. La finalité des activités est régulièrement évoquée : le fait d’« éviter le gaspillage », de proposer des « petits prix », ou encore de contribuer à l’existence d’un magasin de proximité là où les zones commerciales sont parfois éloignées, participent au sentiment de l’utilité sociale et écologique du travail effectué. Parmi les offres d’emploi en insertion, les ressourceries et les recycleries présentent ainsi une offre attractive qui parvient à mobiliser des publics éloignés de l’emploi qui ont parfois des rapports conflictuels au travail. Comme le souligne ce salarié, l’offre de travail en ressourcerie est interprétée par rapport à ses expériences préalables : « J’ai fait beaucoup d’entreprises d’intérim dans le coin et quand j’ai passé l’entretien je leur ai dit : “moi je veux plus aller à l’usine, j’ai plus l’âge, je suis bousillé, j’ai plus le goût. Je viens chez vous pour voir si ça se passe bien, mais au premier truc qui m’emmerde je me casse”. Et je me suis aperçu qu’il y avait une super ambiance, ils sont cools, et ils laissent la place à l’autonomie. Si tu veux gérer un truc, tu gères ton truc. » (Damien, 49 ans, salarié en CDDI, ressourcerie). L’investissement dans le travail est perceptible dans les propos des enquêté·es qui mettent en avant l’attention portée au fait que le magasin soit « bien rangé » ou qui reprennent les propos valorisants des client·es (« ils disent que c’est une belle boutique »). L’intérêt pour le chiffre d’affaires est aussi un indicateur de la mobilisation des salarié·es. Il peut être alimenté par la mise en scène des encadrant·es et de la direction, qui font de l’annonce du chiffre un moment important et citent parfois les chiffres d’autres structures lorsqu’elles appartiennent au même ensemblier (regroupement de plusieurs structures de l’IAE). « On se compare avec les autres ressourceries, combien ils ont fait. Il y a les employés et la responsable, qui reprend une partie de la pression de la direction au-dessus, qui ont cette volonté de faire du chiffre. Les employés aussi ils ont ce truc d’avoir envie que ça marche financièrement, il y a une espèce de fierté, d’auto-félicitation les journées où ça a bien marché. » (Paul, 36 ans, salarié en CDDI, ressourcerie). Cette mobilisation par un management reposant sur des pratiques proches du secteur privé lucratif accentue la perception du travail en ACI comme un travail à part entière, et contribue à éclipser la question de la suite du parcours.
Des désenchantements face aux perspectives limitées
Toutes les personnes qui bénéficient d’un CDDI en ressourcerie ou recyclerie ne déchantent pas. En effet, certaines n’ont jamais été « enchantées » : ayant travaillé dans des emplois plus qualifiés par le passé, elles perçoivent leur passage dans l’IAE comme une occasion de « se remettre en route » et souhaitent quitter la structure rapidement. Toutefois, pour les personnes qui ont connu une longue période sans emploi, souvent synonyme d’isolement, ou pour les publics peu qualifiés qui ont enchaîné les métiers pénibles, le travail en ressourcerie peut être vécu comme une expérience positive. Pour ces salarié·es, la perspective d’un retour sur le marché classique de l’emploi n’est pas synonyme d’enthousiasme et ils et elles préfèrent éluder la question (« on verra bien », « je me pose pas trop de questions, j’avance ») ou souligner qu’ils·elles ont besoin de temps : « J’ai encore des choses à régler d’un point de vue personnel, tant que je serai à plat je pense que ça sera compliqué de me projeter vers autre chose. Tant que je suis là, je suis là et j’en profite pour me remettre. » (Marly). Cette difficulté à se projeter en dehors de l’ACI est accentuée par le glissement au second plan de l’accompagnement social. Celui-ci est assuré par un·e conseiller·ère en insertion professionnelle (CIP) peu présent·e, surtout lorsqu’il·elle navigue entre plusieurs structures de l’IAE, et qui peine parfois à préserver la place de l’accompagnement social par rapport aux activités à vocation économique (« je lutte avec le terrain »). La prépondérance de ces activités dites « supports » de l’insertion tend à reléguer au second plan le suivi social. Il en résulte que ce sont les salarié·es les plus autonomes et les plus en capacité de définir leur projet professionnel qui font des demandes de formation ou de rendez-vous avec les CIP, tandis que les autres délaissent la question de l’après. « Ils nous disent de faire des stages c’est bien, mais tu peux rester là deux ans sans faire de stage. De toute façon la CIP a pas le temps de gérer les gens. Elle doit déjà faire tous les entretiens d’embauche, vu que ça tourne tout le temps. Et puis comment tu veux gérer 30 personnes, savoir ce qu’ils veulent faire de leur vie, alors que y en a pas mal qui sont paumés ? » (Nahia). En effet, l’insertion six mois après la sortie de l’ACI s’avère plus difficile pour les allocataires des minimas sociaux et les salarié·es les moins diplômé·es [3]. Le taux moyen de « sorties dynamiques » dans les ressourceries est de 54 % pour les salarié·es en CDDI [7] (les « sorties dynamiques » comprennent les sorties vers un emploi durable – CDI ou CDD de plus de 6 mois –, un emploi de transition – CDD, intérim, contrat aidé – et les sorties positives – en formation qualifiante ou pré-qualifiante, embauche dans une autre SIAE, retraite). Les limites des offres d’emploi dans le secteur du réemploi accentuent cette situation : les emplois peu qualifiés relevant le plus souvent d’une forme de « salariat vert précaire » [6] et les compétences techniques acquises n’étant pas reconnues (tri, valorisation, réparation, caisse, collecte…), l’accent est surtout mis sur les savoir-être transférables à d’autres métiers (ponctualité, communication, travailler en équipe…). En outre, les offres d’emploi sont plus rares et peu variées sur le marché local de l’emploi des milieux ruraux enquêtés et accentuent la question de la mobilité. De plus, les possibilités d’emploi durable pour les salarié·es ayant passé la formation d’agent·es valoristes (cf. encadré 3), peu nombreux·ses au moment de l’enquête, sont presque inexistantes sur ces territoires [7]. Les perspectives professionnelles apparaissent donc particulièrement restreintes pour les salarié·es qui sont les moins susceptibles d’être les « acteur·ices de leur parcours ». Ainsi, les rapports au travail peuvent être enchantés si la pente de la trajectoire sociale [8] est ascendante, inspirant un sentiment de redevabilité, et au contraire tendre au désenchantement au moment où cette pente décline, conduisant à une impasse. Le désenchantement est d’autant plus fort si le·la salarié·e a entrevu la possibilité de pérenniser son poste. C’est particulièrement le cas dans des structures où un·e CDDI a pu devenir encadrant·e, faisant naître cet espoir chez d’autres, ou dans les cas où certain·es salarié·es proches de la retraite ont pu bénéficier d’un CDI d’inclusion (destiné aux salarié·es âgé·es de minimum 57 ans sans solution d’emploi à l’issue d’un parcours d’au moins un an en SIAE). Les salarié·es déchantent lorsque le moment de quitter la structure approche ou que leur contrat n’est pas renouvelé, estimant que leur travail n’a pas été reconnu : « Quand on m’a dit que je n’avais pas de “projet professionnel”, alors que j’étais investi à fond dans la ressourcerie, j’ai trouvé ça un peu décevant. Parce que derrière l’idée de recyclage qui est très bien, tout ça c’est juste une histoire de subventions. » (Roger). Une certaine amertume gagne alors ces salarié·es, les amenant à remettre en question le fonctionnement de la structure et à revoir leur investissement à la baisse, ou bien la critiquant a posteriori, après la fin de leur contrat. Le sens du travail, s’il repose en partie sur le sentiment d’utilité sociale, la cohérence éthique et la capacité de développement [2], apparaît ainsi également lié aux expériences passées et à la capacité à se projeter dans l’avenir.
Conclusion
Le travail en ressourcerie, perçu comme porteur de sens en raison de son utilité sociale et écologique et vécu comme un travail à part entière, peut favoriser la mobilisation et la mise au travail des publics les plus éloignés de l’emploi. Ce sens est façonné par les trajectoires sociales antérieures et s’actualise dans l’expérience du travail au quotidien. Toutefois, cette dynamique tend à s’essouffler face à l’absence de perspectives professionnelles durables, en particulier pour les salarié·es les moins autonomes et les moins qualifié·es. L’écart entre l’investissement personnel et les débouchés limités peut alors conduire à un désenchantement, révélant ainsi des tensions entre une activité « support », qui tend à éclipser la construction d’une projection dans la suite du parcours, et des ressources trop limitées en temps et en moyens pour développer l’accompagnement social nécessaire. La structuration en cours du secteur du recyclage et du réemploi, et plus largement des métiers « verts », ne permet pas à ce jour d’offrir des emplois pérennes qui pourraient permettre de sécuriser les trajectoires de ces salarié·es les moins qualifié·es [9]. Le développement de l’économie circulaire invite donc à penser sa traduction en emplois non seulement au regard du nombre d’emplois créés, mais aussi de la stabilité et la qualité de ces emplois.
En savoir plus
[1] G. Rieucau, J. Laussu, A. Jolivet, C. Brunet, P. Légé et al., Construire les métiers et les emplois de la transition écologique et sociale, Rapport de recherche #113, CEET, 2024.
[2] T. Coutrot, C. Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Paris, Seuil, 2022.
[3] S. Chikhi, « L’insertion par l’activité économique en 2023 », Dares Résultats, n° 9, 2025.
[4] N. Duvoux, Comment définir les contours des classes populaires ? dans S. Paugam (dir.), 50 questions de sociologie, Presses Universitaires de France, 2020.
[5] A. Peltier, « L’insertion par le travail entre reconnaissance et déqualification. L’expérience des usager·es de l’Insertion par l’Activité Économique », Cahiers du Genre, n° 76 (1), 121-148, 2 024
[6] M. Bachelot, M. Guergoat-Larivière, « Quelle est la qualité des emplois verts en France ? », AOC media, 2023.
[7] Réseau National des Ressourceries et Recycleries, Observatoire national des Ressourceries et Recycleries, Données 2022.
[8] P. Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, 15-1, 1974.
[9] M. Guergoat-Larivière, « La qualité de l’emploi et du travail, défi majeur de la transition écologique », L’Économie politique, n° 105 (1), 40-50, 2025.