Emploi éclaté, précarité et formation : sortir du cercle vicieux
Les situations professionnelles qui ne répondent plus à un employeur unique et durable tendent à se multiplier. Parmi elles, figurent des formes d’« emploi éclaté », caractérisées par le cumul ou la discontinuité des emplois sur une année. Quand il perdure, l'emploi éclaté peut devenir « durablement précaire ». Les salariés concernés se forment moins que les autres alors que pour beaucoup d’entre eux, la question du recours à la formation se pose d’autant plus fortement que la crise sanitaire touche de plein fouet les secteurs dans lesquels ils évoluent.
En instaurant la portabilité du droit individuel à la formation puis en positionnant l’individu au centre du processus d’orientation et de formation, les lois de 2009 et 20141 assurent et renforcent l’attachement des droits à la personne et non plus à l’emploi occupé. Aux termes de ces réformes du système de formation professionnelle, elles signent la reconnaissance des parcours d’emploi marqués par une pluralité d’employeurs sur de courtes périodes. Elles ouvrent ainsi la possibilité de se former à des salariés autrefois mis à distance de la formation du fait de situations professionnelles marquées par la pluriactivité ou la discontinuité de l’emploi.
Cet agenda de la sécurisation des parcours professionnels répond à une évolution de l’emploi mise en relief dès les années 1990 par Robert Castel qui dénonçait « l’effritement du monde salarial » [1]. La suite de l’histoire lui a donné raison. Depuis 25 ans, si le CDI résiste (numériquement), c’est au prix d’un affaiblissement des garanties qui l’accompagnent et d’une diversification des normes d’emploi. Entre autres manifestations de cet effritement, les données du dispositif Defis (cf. Encadré 1) indiquent que 16 % des salariés ont eu plusieurs employeurs en 2014. De ce fait, ils sont dits ici en « emploi éclaté » [2].
Pour une majorité d’entre eux, cet éclatement de l’emploi génère une précarité persistante. Le suivi des situations professionnelles des salariés en 2014 et 2015 montre ainsi que 8,3 % sont pendant au moins deux années consécutives dans des situations d’emploi éclaté et de précarité, qualifiées d’« emploi éclaté durablement précaire » (cf. Encadré 1). En 2014 comme en 2015, bien que multipliant les employeurs, parfois en CDI, ils travaillent moins que les autres, perçoivent au final de faibles rémunérations annuelles et rendent compte de perspectives de carrière incertaines. Qui sont-ils ? Que dire de leurs emplois ? Qu’en est-il de leur lien à la formation comme moyen d’évolution professionnelle ? Les récentes mesures légales relatives à la formation continue vont-elles tenir leurs promesses ?
- 1Loi de 2009 relative à l’orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie et loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale.
- Des jeunes particulièrement concernés
- Des seniors, dont une majorité de femmes, qui peinent à s’extraire de la précarité
- Des emplois dans le tertiaire où la flexibilité du travail est largement répandue
- Des salaires horaires bas, des temps de travail réduits, des perspectives incertaines
- Un moindre accès à la formation pour tisser des filets de protection
- Conclusion
- Pour en savoir plus
Des jeunes particulièrement concernés
Parmi les salariés en emploi éclaté durablement précaire, 35 % ont au plus 30 ans (pour 23 % de l’ensemble des salariés). Une part d’entre eux sont en formation initiale (cf. Encadré 1), et financent leurs études par le biais de jobs à temps partiel et à durée limitée. Ceux-là ne cherchent pas à court terme à changer leur situation professionnelle, généralement délibérée et transitoire [3]. Pour les jeunes sortis de formation initiale, cet épisode représente un primo-positionnement sur le marché du travail dans la foulée directe des études qui peut précéder une installation dans un emploi plus durable… ou pas [4] [5].
Des seniors, dont une majorité de femmes, qui peinent à s’extraire de la précarité
Parmi les salariés en emploi éclaté durablement précaire, les seniors (plus de 50 ans) sont relativement moins nombreux que dans l’ensemble de la population salariée (18 % contre 24 %). Cependant, les seniors en emploi éclaté en 2014 y restent plus souvent que les autres. En effet, deux-tiers d'entre eux le sont toujours l’année suivante, alors que c’est le cas pour la moitié de leurs cadets.
Les femmes composent un tiers de la population salariée de plus de 50 ans mais plus de la moitié des seniors en emploi éclaté durablement précaire. Elles se distinguent sensiblement des hommes relevant de cette catégorie. Elles sont en effet un peu moins souvent diplômées de l’enseignement supérieur que leurs homologues masculins (22 % contre 35 %), mais ont aussi beaucoup plus souvent exercé au moins un emploi non qualifié (73 % contre 49 %).
Plus généralement, les femmes sont sur-représentées parmi les salariés en emploi éclaté durablement précaire : 54 % contre 40 % de l’ensemble des salariés relevant du champ de Defis. Cette sur-représentation tient au caractère économiquement peu valorisé des emplois très féminisés, particulièrement les moins qualifiés. C’est le cas des services directs aux particuliers qui, en dépit d’une exigence de compétences « relationnelles » avérée, demeurent soumis à des niveaux de rémunération proches du salaire minimum et surtout à des conditions d’emploi instables (temps de travail émietté, flexibilité structurelle).
Des emplois dans le tertiaire où la flexibilité du travail est largement répandue
Les parcours d’emploi éclaté durablement précaire se déploient essentiellement dans certains secteurs du tertiaire : services administratifs et de soutien (48 % contre 12 % dans l’ensemble), éducation, santé et action sociale (36 % contre 11 %), restauration et hôtellerie (12 % contre 6 %) (cf. Tableau 2). Dans ces secteurs, les activités les moins qualifiées sont soumises à une flexibilité des horaires et des effectifs.
Celle-ci peut se traduire par un morcellement des volumes et des temps de travail parfois dans le cadre de CDI (temps partiel, horaires variables et/ou atypiques), en lien avec des logiques économiques sectorielles d’ajustement de l’activité. C’est notamment le cas pour les métiers du « nettoyage » (agents de nettoyage, aides ménagères, agents de service hospitaliers, employés d’étage et polyvalents de l’hôtellerie, etc.), particulièrement représentés parmi les salariés relativement âgés, féminins et peu diplômés [6].
La flexibilité se traduit également par un recours aux contrats à durée limitée, notamment pour faire face à des variations saisonnières ou imprévues de l’activité. Cela concerne par exemple les activités de la santé, de l’hébergement médicosocial et des services administratifs, qui se distinguent par un usage accru des CDD courts [7].
Ces différentes formes de flexibilité du travail peuvent aussi se combiner, comme dans les métiers du commerce et de la restauration (serveurs, vendeurs, livreurs, caissières, ouvriers du tri, de l’emballage et de l’expédition, etc.), davantage exercés par des jeunes salariés.
Des salaires horaires bas, des temps de travail réduits, des perspectives incertaines
Les conséquences socioéconomiques de ces pratiques de gestion de la main-d’œuvre ne sont pas négligeables. Bien que multipliant les employeurs, les salariés en emploi éclaté durablement précaire ont des durées annuelles d’emploi plus courtes que les autres. 90 % d’entre eux ont exercé au moins un emploi à temps partiel entre 2014 et 2015 et le volume médian d’heures travaillées sur les deux années est de 2 841 heures (contre 3 579 heures pour l’ensemble des salariés). De surcroît, ils perçoivent de faibles rémunérations : leur salaire horaire net médian est de 10,4 euros contre 12,2 euros pour l’ensemble (Source : DADS). Ils font plus souvent face à l’insécurité de l’emploi et à des perspectives de carrière limitées : 28 % déclarent un risque de perte d’emploi l’année suivante (contre 21 % de l’ensemble des salariés).
Interrogés sur leurs aspirations professionnelles pour les cinq ans à venir, les salariés en emploi éclaté durablement précaire expriment un désir de changement, en vue d’améliorer leurs conditions d’emploi et/ou de sécuriser leur situation professionnelle. Ainsi, parmi eux, 52 % souhaiteraient « trouver un emploi ou changer d’entreprise » (42 % pour l’ensemble des salariés), 31 % « intégrer la fonction publique » (22 % de l’ensemble des salariés) et 22 % « créer son entreprise » (17 % pour l’ensemble des salariés). La formation est un des moyens qui pourraient soutenir les projets mis en avant. Qu’en est-il ?
Un moindre accès à la formation pour tisser des filets de protection
Parmi les salariés en emploi éclaté durablement précaire, les deux tiers souhaitent se former dans les 5 ans à venir, soit autant que l’ensemble des salariés (cf. Graphique encadré 3). Pourtant, seuls 17 % d’entre eux ont exprimé une demande de formation (29 % de l’ensemble des salariés). Cet écart répond tout d’abord à un défaut d’information : 35 % des salariés en emploi éclaté durablement précaire déclarent ne pas être informés de leurs possibilités de formation. De plus, compte tenu de leur situation sans doute, ils sont nombreux (41 %) à estimer « ne pas pouvoir faire de demande de formation », contre 27 % de l’ensemble des salariés.
Au final, les salariés en emploi éclaté durablement précaire accèdent moins que les autres à la formation : au cours des deux années 2014-2015, toutes choses égales par ailleurs, ils se sont formés 1,5 fois moins que les autres. Ces inégalités traduisent deux réalités. D’une part, leur moindre participation à la formation dans le cadre du travail : 24 % d’entre eux ont suivi une formation en 2014 ou 2015, contre 41 % de l’ensemble des salariés. D’autre part, la très faible proportion de formés dans le cadre du chômage (les taux de formés en 2014 ou 2015 sont de 3 % pour les salariés en emploi éclaté durablement précaire contre 1 % pour l’ensemble des salariés).
Pourtant, les objectifs des formations suivies par les salariés en emploi éclaté durablement précaire rendent compte de l’importance supposée de la formation pour sécuriser leur parcours. Ainsi, dans une perspective préventive, 60 % ont suivi une formation pour « accompagner un changement dans [leur] activité » (contre 49 % pour l’ensemble des salariés formés), puis 27 % pour « changer de métier ou de profession » (contre 15 % pour l’ensemble) ou enfin pour « trouver un emploi ou créer une entreprise » (16 % contre 9 % pour l’ensemble).
Conclusion
L’emploi éclaté durablement précaire tient pour partie aux profils individuels (âge, niveau de diplôme, qualification...) mais aussi aux champs professionnels dans lesquels évoluent les salariés concernés. Les activités soumises à la saisonnalité (tourisme, hôtellerie-restauration), à des exigences fortes de flexibilité dues aux variations permanentes du carnet de commandes, ou à des modes de financement ne garantissant pas la continuité de l’emploi comme ceux des associations, forcent (ou facilitent) une gestion des ressources humaines privilégiant les contrats de travail à durée limitée et/ou à faible volume horaire.
La question de la sécurisation des parcours d’emploi des personnes concernées pose celle du recours aux formations qui pourraient accompagner l’amélioration de leur situation professionnelle. Or, à ce jour, la formation ne semble pas encore à la hauteur des enjeux. Des enjeux d’autant plus importants que la crise liée au Covid touche de plein fouet les secteurs d’emploi les plus marqués par l’emploi éclaté durablement précaire. Cela risque donc d’aggraver les situations des salariés qui y évoluent : étudiants dont les ressources dépendent des petits jobs dont la crise les prive, jeunes tout juste sortis du système scolaire se heurtant à un marché du travail dégradé, seniors en fin de carrière menacés par un risque de perte d’emploi élevé et dont le maintien en emploi s’annoncera dès lors problématique…
Les mesures légales issues des lois de 2009 et 2014 n’ont pas encore pleinement porté leurs fruits. D’autres aménagements légaux sont intervenus depuis, avec notamment la refonte du compte personnel de formation (CPF) dans le cadre de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018, qui comprend un dispositif renforcé pour les moins qualifiés. Ces dispositions pourraient, enfin, assurer l’accès à la formation des actifs dont les parcours sont les plus chahutés et de ce fait, aujourd’hui, moins souvent ponctués par les actions de formation qui leur seraient pourtant tout particulièrement nécessaires.
Pour en savoir plus
[1] Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, R. Castel, Fayard, 1995.
[2] « Plusieurs employeurs au cours d’une année : situation transitoire, complément d’activité ou précarité durable », A. D’Agostino, C. Fournier et C. Stephanus, Insee références, Emploi, chômage, revenus du travail, édition 2020.
[3] « Trois segments pour mieux décrire le marché du travail », C. Picart, Insee références, Emploi, chômage, revenus du travail, édition 2017.
[4] Quand l’école est finie, Premiers pas dans la vie active de la Génération 2013, V. Henrard et V. Ilardi (coord.), Céreq Enquêtes n°1, 2017.
[5] « Les contrats à durée limitée : trappes à précarité ou tremplins pour une carrière ? », O. Bonnet, S. Georges-Kot et P. Pora, Insee références, Emploi, chômage, revenus du travail, édition 2019.
[6] « Les métiers du nettoyage : quels types d’emploi, quelles conditions de travail ? », Dares-Analyses, n° 043, septembre 2019.
[7] « Le développement des contrats de très courte durée en France », Trésor-Éco, n° 238, 2019.