Céreq Bref, n° 447, Décembre 2023, 4 p.

Des coopératives pour l’écologie : un travail d’organisation ?

Publié le
19 Décembre 2023

Au-delà des activités professionnelles directement liées à la protection de l’environnement, certains secteurs font de la transition écologique une question essentielle guidant l'évolution des pratiques professionnelles. C’est le cas de l’économie sociale et solidaire, et plus particulièrement des structures coopératives. Comment la prise en compte des questions environnementales transforme-t-elle les métiers, les gestes professionnels, l’organisation du travail dans ces structures ? À partir du cas de deux coopératives aux domaines d’activités très différents, ce Céreq Bref fait ressortir une relation significative entre les démarches d’écologisation, une conception partagée de la gouvernance et de l'organisation, et la revalorisation du sens du travail.

L’économie sociale et solidaire (ESS) se caractérise par l’attachement à des principes d’organisation du travail participative, de lucrativité limitée et d’utilité sociale de l’activité. L’inscription dans ce secteur dépend autant du statut juridique de la structure (association, fondation, société coopérative ou organisme mutualiste) que de la nature de l’activité, ce qui en fait un secteur rassemblant des entreprises de différents champs professionnels. L’action sociale représente la part la plus importante des emplois de l’ESS, mais le poids des structures plus explicitement tournées vers la transition écologique est très significatif (tri et collecte des déchets, entretien des espaces verts, réseaux de distributions alimentaires collectifs et solidaires, etc.). De précédentes études du Céreq ont montré que les associations et coopératives de l’ESS peuvent fonctionner comme « leviers » d’une écologisation des métiers et du monde économique [1]. Poursuivant cette analyse, ce Céreq Bref s’interroge sur la façon dont les gouvernances participatives propres aux coopératives peuvent étayer des dynamiques d’écologisation du travail. Il s’appuie sur les monographies de deux structures coopératives du secteur, l’une tertiaire et l’autre industrielle, toutes deux engagées dans des dynamiques d’écologisation de leur activité. 

 

Des dynamiques d’écologisation soutenues par une démocratisation du travail

Les deux structures étudiées partagent une même conception de la question écologique. Celle-ci est vue comme un projet politique, visant à limiter l’impact de leurs activités à la fois sur l’environnement(limitation des pollutions, recyclage/récupération, circuits courts), et sur l’humain, par une organisation du travail obéissant à des principes partagés d’égalité et de justice sociale (gouvernance participative, échelle de salaires, écarts homme et femme). Chaque structure déploie cependant ce projet dans un contexte spécifique : l’une conduit des activités de recherche, de formation et d’insertion sociale et professionnelle sous le statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), la seconde est une usine de fabrication de thé et tisanes organisée en société coopérative et participative (SCOP, voir encadré 1). 

La première structure (SCIC) a été créée en 2015 par une ancienne enseignante, agrégée d’économie, pour élargir les possibilités de financement d’activités exercées sous forme associative, et resserrer ses liens aux collectivités territoriales (désormais sociétaires). L’objectif majeur de la structure est d’intégrer les principes d’une écologie systémique dans les activités de formation et d’accompagnement social, et de les diffuser dans les réseaux d’acteurs (institutions, associations, entreprises, mondes militants, universités). Installée dans un tiers-lieu partagé avec d’autres associations liées à la transition écologique, la SCIC reçoit des usagers affiliés à des dispositifs de « remobilisation » relevant des opérateurs du service de l’emploi. Le tiers-lieu est conçu comme espace d’innovations et d’expérimentations quotidiennes de l’écologie systémique (voir encadré1), permettant par exemple des recherches participatives mêlant salariés et usagers. Pour réaliser son projet écologique, la SCIC a mis en place des principes organisationnels spécifiques, permettant des retours d’expérience réguliers et l’implication de l’ensemble des salariés : débats récurrents sur la régulation des normes de travail, participation aux décisions et orientations prises par la structure, partage d’un certain nombre de tâches (accueil des visiteurs, entretien des espaces), mutualisation des compétences et imprégnation constante des objectifs de développement durable dans les activités. Le recrutement se fait selon un processus d’intégration progressive qui commence par une période de bénévolat, de service civique ou de contrat d’alternance, permettant la découverte des principes de fonctionnement. À l’issue de cette période, le candidat propose un projet, intégrant les critères du développement durable et contribuant au collectif de la SCIC. Il rédige sa fiche de poste, qui est présentée, discutée, et votée par le collectif. Ce parcours vise à initier les candidats au projet écologique de la SCIC, tout en les écartant d’une posture d’exécutant. La signature du contrat de travail découle en général de l’obtention d’un financement pour le projet porté par le salarié.

Dans cette structure, la dynamique d’écologisation des activités est indissociable d’un processus de démocratisation de l’organisation du travail, passant par la participation aux décision, le partage et la mutualisation des tâches.

La SCOP est issue de la reprise, par 60 salariés, après un long conflit social, d’une usine de fabrication de thés et tisanes ayant appartenu à un grand groupe. Les sociétaires de la SCOP ont tous partagé des luttes syndicales et mobilisations collectives qui ont abouti à la préservation de leurs emplois et savoir- faire, à l’appropriation de leur outil industriel, ainsi qu’à la création d’une production plus écologique. À côté d’un fort volume d’activité de conditionnement de marques de la grande distribution alimentaire, la SCOP développe une marque « coopérative », basée sur la redynamisation de filières régionales de plantes aromatiques et médicinales d’origine France ou de culture bio, et sur l’utilisation exclusive d’arômes naturels. L’usine reprise en SCOP présente donc deux lignes de production, l’une traditionnelle, l’autre intégrant davantage la dimension écologique. Outre le développement de cette marque, le projet coopératif comportait un volet énergétique visant l’autonomie de l’usine par le solaire, et contribue par des partenariats à l’implantation d’autres structures de l’ESS sur leur site (voir encadré 1). La création de la SCOP s’est articulée à l’institution de modes de délibération spécifiques, permettant d’intégrer, à la gouvernance participative de l’entreprise, les dimensions de justice salariale, de préservation de la santé et de l’environnement, et de conditions de travail soutenables.

Dans le cas de la SCOP, la dynamique d’écologisation du travail est liée à la recherche d’une pérennisation du projet coopératif, à partir de ses valeurs centrales mais aussi d’une forme de régulation du travail par délibérations se voulant distincte de celle des organisations managériales et hiérarchiques.

 

Des organisations favorisant l’autonomie plus que le renouvellement des métiers

Au-delà de ces formes de démocratisation du travail, que fait l’écologisation aux métiers ? Dans les deux établissements, on assiste moins à un renouvellement des métiers qu’à un gain d’autonomie et de polyvalence pour les salariés. Ces évolutions ne vont cependant pas sans tensions.

Dans la SCIC, l’essentiel des activités articule les logiques propres aux financeurs (indicateurs de résultats, reporting aux étapes clés, modes standardisés de transmission des connaissances, etc.) et les principes cultivés par les sociétaires. Une mutualisation des compétences (comme la comptabilité, la rédaction de projets) est mise en œuvre lors de temps réguliers de formation (formelle ou informelle), de façon à ce que chaque salarié devienne « un couteau suisse » (fondatrice) et que le collectif réponde à la variabilité de la demande. En parallèle de tâches liées aux dispositifs de financements (rédaction de rapports, délivrance de formations, accompagnement d’usagers, etc.), chaque salarié s’engage à entretenir les espaces collectifs (cour, potager, poulailler, etc.) et à proposer des ateliers aux personnels et usagers : fabrication d’objets en matériaux récupérés ou recyclés,réparations, agriculture urbaine, etc. Ce sont donc principalement les salariés qui modulent et font évoluer les activités. En décloisonnant les tâches et en convoquant des temps de réflexivité réitérée sur la pratique, ce mode d’organisation génère une forme de créativité et d’autonomie accrues au travail, et favorise le développement et la transmission de multiples connaissances. La démarche d’écologie systémique mise au cœur des activités renvoie in fine à un savoir-faire collectif qui intègre les préoccupations environnementales à chaque étape de la réalisation d’un projet, une forme de « méta-compétence » mobilisable pour une diversité d’activités, y compris celles dévolues aux métiers. Ce « travail d’organisation » tous azimuts génère cependant son lot de tensions. D’une part, l’objectif d’une participation égalitaire à l’ensemble des tâches n’est jamais complètement atteint et pérenne. D’autre part, la polyvalence et l’autonomie au travail peuvent se heurter aux socialisations professionnelles antérieures : hormis la fondatrice, tous nos interlocuteurs décrivent leurs débuts dans la structure comme « chaotiques », « déstabilisants », ou créant « une perte de repères », comparés à leurs expériences dans des entreprises classiques. Enfin, cette organisation horizontale engageant une forte flexibilité des postes et tâches parait largement soutenue par le haut niveau de qualification des salariés (niveaux 1 à 3).

Pour la SCOP, le développement de la marque bio entraîne l’usage de machines dédiées, dont les tâches et gestes associés sont jugés plus « reposants » et moins incommodants que les anciennes machines. Plus globalement, cette marque coopérative permet de réduire la dépendance aux centrales d’achats de la grande distribution, qui exercent une pression importante sur les marges. La dynamique d’écologisation du travail est donc soutenue par l’objectif économique de gagner des parts de marché pour la marque. Pour cela, de nouveaux modes associatifs de valorisation des produits de cette marque sont mis en place, comme la vente et la dégustation hors de l’usine, où certains salariés vont à la rencontre des clients. Ces temps de vente (qui peuvent relever du bénévolat comme du détachement ponctuel de salariés) sont l’occasion de manifester une forme de fierté ouvrière, et une satisfaction de fabriquer et vendre ce produit plutôt qu’un autre. Par cette diversification de leurs activités et lignes de production, une forme nouvelle d’autonomie au travail s’est développée, au regard d’une organisation où la machine dirige les gestes professionnels et où les salariés sont tenus à l’écart des consommateurs. Néanmoins, dans la pratique, les coopérateurs n’investissent pas tous à parts égales leur temps extra-professionnel dans des activités en dehors de leur métier. Par ailleurs, selon nos observations, les emplois de production comme ceux des fonctions cadre restent dévolus à certains salariés, reproduisant une hiérarchie du travail classique qui laisse visibles les problématiques de santé au travail propres aux postes en conditionnement (gestes répétitifs, fatigabilité…).

La spécificité de la trajectoire industrielle (la SCOP) ou bien tertiaire (la SCIC) des entreprises enquêtées, des supports matériels et techniques utilisés, ainsi que les profils de métiers et qualifications des salariés ont ainsi des répercussions sur la forme et les degrés de l’écologisation du travail et des métiers. À la SCIC, l’organisation du travail parvient à remettre concrètement en cause des principes tayloriens qui peuvent davantage subsister dans une organisation dédiée à la production industrielle telle qu’elle existe à la SCOP.

 

L’écologisation des activités, moteur d’une forte revalorisation du sens au travail

À la SCIC, l’intégration des préoccupations écologiques s’observe dans toutes les activités. Qu’ils répondent à des appels à projets, délivrent des formations, accompagnent un usager ou créent des partenariats, c’est le projet d’expérimenter et diffuser les principes du développement durable qui constitue le fil rouge des salariés. Les activités classiques d’accompagnement social et de formation deviennent vectrices de savoirs écologiques variés sur l’amont et l’aval d’une activité, d’un matériau, d’une technologie utilisée. Par ailleurs, du point de vue des salariés rencontrés, certaines pratiques écologiques conduites au tiers-lieu (récupération,recyclage, réparation), paraissent particulièrement adaptées aux conditions économiques et sociales des publics reçus. Il en résulte que les formateurs et les animateurs perçoivent leurs activités comme plus épanouissantes que celles d’autres établissements, dans le cadre de dispositifs similaires, où la gouvernance démocratique et l’approche par l’écologie systémique font défaut. Pour ces salariés, cet élargissement et enrichissement des tâches contribuent à valoriser leur métier pour lui donner davantage d’utilité sociale. In fine, l’écologisation du travail au tiers-lieu se vit sur le mode de l’engagement et alimente une forme de revalorisation du travail.

Au niveau des activités, du côté des opérateurs de la SCOP, l’écologisation se déploie dans le soin apporté à la production réalisée sous la marque coopérative, qui satisfait à des exigences environnementales supérieures (notamment par des circuits courts pour une large partie des matières premières), et mobilise des matériaux de qualité (cellophanes recyclables, papiers sans vernis et sachets non-chlorés). Des opérateurs témoignent aussi d’une attention plus fine portée aux actions de tri, et notamment à la récupération des matières des produits de « leur » marque, au cours de l’exécution des tâches. Le travail de production de celle-ci se trouve ainsi valorisé par rapport à celui de la marque distributeurs, car plus respectueux de l’environnement et des considérations écologiques, mais aussi de la santé et de l’épanouissement du travailleur, et en même temps générateur d’une plus-value supérieure. Globalement, la dimension écologique est rendue prégnante à travers deux instruments de gestion : la certification AB par Ecocert d’une part, qui garantit une production issue d’agriculture biologique, et une « charte environnementale » d’autre part, conçue par la coopérative elle-même, qui décline 11 engagements visant à «maîtriser les impacts que le site de production peut avoir sur l’environnement ». Au final, le rapport subjectif au travail des opérateurs apparaît également investi des dimensions environnementales et écologiques de l’activité, tant par les valeurs partagées que par l'attention aux propriétés matérielles mêmes du système productif. 

Ces observations font écho aux résultats de la récente enquête de T. Coutrot et C. Perez [2], qui pointe l’importance des défis écologiques dans la quête de sens au travail des salariés. Ce Céreq Bref fait l’hypothèse que, en modifiant les manières de faire, les valeurs et l’éthique associées, l’écologisation puisse participer à échafauder un nouvel éthos professionnel [3]. Néanmoins, à la SCIC comme à la SCOP, la coexistence du travail rémunéré et du bénévolat donne lieu à des confrontations entre la logique de l’engagement et celle de la relation salariale. Par ailleurs, les rapports aux marchés sur lesquels opère chacune des structures génèrent leurs lots d’inquiétudes. Selon nos entretiens, la fragilité financière des modèles économiques des deux structures vient nuancer les formes de reconnaissances symboliques associées à l’écologisation de leur activité. La difficulté à se défaire d’une dépendance vis-à-vis de la grande distribution est ainsi vécue à l’aune d’une « écologisation mitigée » à la SCOP ; quand les complications rencontrées dans les tentatives d’établir des partenariats fructueux avec le monde économique et institutionnel local renvoie, pour les salariés de la SCIC, à une forme de marginalisation de leur structure et de leur démarche de transformation écologique du territoire.

Conclusion

L’enquête dans ces deux entreprises vient ainsi valider, mais aussi affiner, l’hypothèse d’un rôle important du contexte organisationnel des entreprises dans l’intégration des préoccupations écologiques aux activités de travail [4]. En effet, les modes de gouvernance démocratiques et de régulation mis en place dans les deux structures, en favorisant des temps de délibération sur le travail et de participation des salariés aux décisions, soutiennent l’intégration des préoccupations écologiques dans les activités. Il s’en suit une revalorisation du sens donné au travail par les salariés, néanmoins amoindrie par des évolutions mitigées en termes de qualité de l’emploi et des conditions de travail. Dans les deux cas, l’écologisation resitue les activités dans des chaînes d’interdépendances, tout en revalorisant des formes d’autonomie au travail, à des degrés plus ou moins poussés en fonction des contextes matériels et techniques des structures mais aussi de leur position sur des marchés concurrentiels. Si, dans le cas de la SCOP, l'un des « premier pas » en matière d’écologisation du travail porte sur un aspect central du cœur de métier(approvisonnement des matières premières), d'autres se concentrent sur les dimensions périphériques (tri des déchets et actions en faveur du réemploi et du recyclage). Dans le cas de la SCIC, l’écologisation contribue à enrichir et diversifier les tâches reconnues comme faisant partie des contenus des métiers.

En savoir plus

    

[1] P. Cayre, F. Drouilleau-Gay, P. Kalck, D. Landivar, L'émergence des pratiques écoresponsables. Analyses dans le bâtiment, la méthanisation et le transport-logistique, Céreq Études, n° 7, 2017 

[2] T. Coutrot, C. Pérez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Paris, Seuil, coll. La République des idées, 2022.

[3] A. Jorro, « Éthos professionnel », dans A. Jorro, Dictionnaire des concepts de la professionnalisation, De Boeck Supérieur, 2013.

[4] A. Delanoë, N. Moncel, « Normes environnementales : quels effets sur le travail et les formations ? », Céreq Bref, n0 432, 2022. 

Citer cette publication

Baghioni Liza, Séchaud Frédéric, Des coopératives pour l’écologie : un travail d’organisation ?, Céreq Bref, n° 447, 2023, 4 p. https://www.cereq.fr/ess-ecologie-travail