Les possibilités d’une écologie transformatrice dans le commerce de détail alimentaire
Que nous disent de leur travail les employés d’un magasin d’alimentation biologique ou d’une laiterie-fromagerie de centre-ville ? Comment nous aident-ils à appréhender les effets potentiels des dynamiques écologiques sur les métiers, les compétences ou les organisations ? Dans le cadre d’une étude sur l’écologisation des pratiques concrètes de travail dans le commerce de détail alimentaire, ce Céreq Bref présente les résultats d’une enquête spécifique auprès de deux cas minoritaires du secteur, cherchant à concilier engagement militant et viabilité économique.
La notion de transition et par extension de transition écologique (TE) véhicule implicitement l’idée d’un processus ordonné et coordonné, notamment par des politiques publiques tentant de réguler les activités productives. Cependant, une approche complémentaire en termes de dynamiques d’écologisation* s’appuyant sur l’appréhension du travail quotidien, pour saisir son ancrage dans des systèmes sociotechniques, apparaît nécessaire à une approche nuancée des enjeux d’une telle transition selon les activités, branches ou filières. Suite à une décennie de recherches du Céreq et à une série de revues de littérature sur l’écologisation du travail [1] [2] [3], ce Céreq Bref part d’un constat : si les effets de la TE en matière d’emploi et l’analyse des métiers verts (liés à la transition, et le plus souvent spécialisés et qualifiés) ont fait l’objet de nombreuses recherches, les transformations du travail induites par les dynamiques écologiques, comme le rôle des travailleurs dans l’ensemble des secteurs, restent largement à interroger. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’étude du Céreq (voir encadré) sur les transformations des pratiques de travail dans le commerce de détail alimentaire, focalisée sur deux cas : une laiterie-fromagerie indépendante et un magasin d’alimentation biologique. Bien que minoritaires face à la prégnance des pratiques de la grande distribution et de l’agro-industrie, ces derniers œuvrent à combiner une orientation militante avec un modèle économique viable. Ils illustrent de quelles façons les dynamiques d’écologisation peuvent enrichir les métiers et compétences dans le secteur malgré la prédominance de modèles issus du fordisme.
- Un commerce alimentaire encore largement synonyme de complexe agro-industriel
- Deux cas minoritaires porteurs de dynamiques d’écologisation à différentes échelles
- Des dynamiques qui développent et élargissent les professionnalités
- Entre conditions organisationnelles favorables à l’écologisation et dépendance aux sentiers sectoriels
- Conclusion
- Pour en savoir plus
Un commerce alimentaire encore largement synonyme de complexe agro-industriel
Alors que la part de la consommation des ménages dédiée à l’alimentaire est aujourd’hui de 20 %, tout en déclinant depuis 2021 (Insee), les grandes surfaces concentrent encore en 2023 près des 2/3 des ventes alimentaires et plus de la moitié du marché bio, loin devant les magasins spécialisés (30 %) et les artisans-commerçants (6 %). Des entretiens exploratoires conduits avec des acteurs du secteur [5] mettaient en lumière l’urgence que représente la crise des grandes surfaces alimentaires durant cette dernière décennie, se manifestant par des fusions, rachats, restructurations et l’émergence de nouveaux formats (enseignes spécialisées bio, e-commerce, etc.), fragmentant les normes d’emploi et déstabilisant des relations professionnelles déjà faibles. Face à des enjeux économiques éclipsant les enjeux climatiques, cette même enquête soulignait aussi des tentatives récentes de régulation à visée écologique et commerciale (lois AGEC et Egalim **), censées protéger les agriculteurs des pressions des négociations entre distributeurs et agro-industrie. Néanmoins, ces lois n’ont pas empêché que les agriculteurs se mobilisent en janvier 2024, pour protester, côté agriculture conventionnelle, contre la faiblesse de leurs revenus, les normes jugées excessives et déloyales face à la concurrence étrangère et le manque de soutien face au dérèglement climatique. Les revendications des agriculteurs bio, moins présents lors des mobilisations, portaient sur une rémunération juste et davantage de moyens pour respecter les normes environnementales sans remettre en cause leur légitimité.
Deux cas minoritaires porteurs de dynamiques d’écologisation à différentes échelles
La crémerie-fromagerie et le magasin spécialisé bio (MSB) enquêtés sont engagés dans la déconstruction des pratiques agro-industrielles dominantes tout en visant un modèle économique viable. Urbalait*** (UL), laiterie-fromagerie urbaine créée en 2019, se distingue par son engagement pour une production laitière durable. En réaction à la fin des quotas laitiers européens en 2015, elle valorise l’usage de lait cru, l’élevage extensif et des méthodes artisanales, tout en cherchant à réduire les déchets et à promouvoir la consigne. UL se positionne aussi comme un acteur éducatif, sensibilisant salariés et clients à la fabrication du fromage, et participe à un réseau promouvant une monnaie locale éco-responsable. Le MagasinBio (MB), un MSB de centre-ville, fait partie d’une chaîne coopérative nationale fondée dans les années 1970. Après une expansion rapide (la chaîne MB est passée de 400 magasins en 2017 à 700 en 2021), le marché bio a connu un ralentissement, entraînant la fermeture d’une cinquantaine de magasins par an. Malgré ces difficultés, la société coopérative MB continue de promouvoir des pratiques durables comme la vente de produits locaux et de saison, le vrac et le commerce équitable. En interne, MB propose à ses salariés en CDI un salaire au moins supérieur au SMIC majoré de 10 % et la possibilité de devenir sociétaire. Ces deux structures se caractérisent par une volonté de proposer une alternative aux pratiques de la grande distribution alimentaire et de l’agriculture conventionnelle. UL agit localement par la production directe et l’éducation du client, tandis que MB tente d’infléchir les chaînes d’approvisionnement et les méthodes de vente à l’échelle nationale. Leur succès repose sur leur capacité à concilier engagement militant et viabilité économique tout en faisant face aux contraintes compétitives. Ces deux exemples incarnent ainsi une résistance au modèle productiviste dominant, et le projet d’aller vers une consommation et une production alimentaires à plus faible impact environnemental.
Des dynamiques qui développent et élargissent les professionnalités
Les pratiques d’écologisation chez UL et MB illustrent la façon dont des projets militants peuvent redéfinir et enrichir les rôles professionnels. L’écologisation ne se limite pas à la vente mais s’étend à l’éducation des clients sur les questions environnementales. Les vendeurs, en s’appropriant cette mission, redonnent du sens à leur métier souvent dévalorisé. Ils ne se contentent pas de vendre des produits, mais sont porteurs d’un plaidoyer qui vise à promouvoir des pratiques durables, renforçant ainsi la conscience environnementale des clients. « On a quand même beaucoup d’éducation de nouveaux clients qui viennent et qui s’intéressent, qui ne connaissent pas le concept. Du coup là on explique la démarche, que c’est plus écologique de faire du circuit court, on explique le concept de façon détaillée » (vendeuse d’UL). Les échanges avec les clients sont l’occasion d’informer sur les conditions de production et les impacts environnementaux des produits écologiques. Les vendeurs doivent faire preuve de conviction, répondre aux critiques et intégrer les informations pertinentes apportées par les clients, dans une démarche quasi co-éducative. Ils approfondissent leur connaissance des matières premières naturelles (lait de races de chèvres et vaches rustiques, céréales, fruits et légumes…) et des interrelations entre production, distribution et consommation alimentaires, adoptant ainsi une approche plus systémique et un rapport sensible à la nature. « On […] explique aux clients que la tomate ça a une saison et le fromage de chèvre aussi et en général ça passe assez bien […]. On leur explique et ça vient naturellement, au moins ça fait des conversations avec eux » (vendeuse d’UL).
Les vendeurs ne renoncent pas à leurs activités plus classiques : vendre, mettre en rayon, nettoyer le magasin… Ils arbitrent entre le temps à accorder à l’éducation des clients et aux autres facettes de leur métier, comme la gestion de l’affluence ou le réassort. Une vendeuse de MB décrit la variété accrue de ses tâches : « C’est la mise en rayon, du facing, rapprocher les produits devant quand un client en prend un, pour que ce soit toujours visible, joli. […] du ménage car il faut bien laver le magasin, les caisses, le conseil et le service client, à la coupe pour le fromage, la charcuterie ». Les vendeurs font aussi de leur mission éducative un argument commercial qui trouve un écho auprès de leur clientèle en quête d’une meilleure alimentation et d’une approche agrobiologique. Chez MB, la polyvalence des employés va au-delà des exigences de productivité. Elle est orientée vers la transmission d’un message écologique visant une compréhension systémique. Par exemple, selon les employés, le temps passé en caisse, activité intensive, est limité à 1h30 pour leur permettre de se consacrer plus sereinement à l’éducation des clients. Cette polyvalence collectivise ainsi les tâches répétitives, limitant une division stricte du travail perçue comme un facteur de stress et de dégradation de la relation client, tout en valorisant la proximité et la connaissance des produits. Elle n’exclut pas pour autant certaines spécialisations-produits.
D’autres aspects enrichissent les compétences. Chez UL, les employées participent à la fabrication des fromages, ce qui accroit leurs compétences techniques et leur compréhension des pratiques durables, tout en leur permettant « d’expliquer encore mieux » aux clients les enjeux écologiques : « comme on en fabrique tous les jours, on sait vraiment comment ça se passe » (vendeuse). Certaines tâches liées à cet enrichissement sont considérées comme laborieuses mais importantes sous l’angle écologique. Chez UL, les employées gèrent un système de consignes des pots de yaourt en verre. C’est une compétence qui fait ainsi son retour, mais qui prend du temps et représente une tâche ingrate : « [nettoyer les pots], c’est très dégoûtant… Ce sont les joies du métier » (vendeuse). La gestion des déchets qui inclut des tâches habituellement externalisées comme le nettoyage favorise aussi l’adoption d’une réflexion systémique et une prise de conscience accrue de l’impact environnemental de leur travail, mais n’est pas sans générer de nouvelles exigences. Par exemple, les vendeuses d’UL font l’effort de déposer leurs déchets en carton dans un point de collecte situé deux rues plus loin, contrairement aux autres commerçants de leur rue : « [ici], dans certaines rues il n’y a pas de ramassage de cartons […], du coup nous on essaye de faire attention ».
Ces dynamiques montrent comment l’écologisation transforme et enrichit le métier de vendeur, en intégrant des pratiques durables et une approche éducative. Les employés développent des compétences diversifiées et approfondies, renforçant ainsi leur engagement militant, souvent déjà présent avant leur embauche.
Entre conditions organisationnelles favorables à l’écologisation et dépendance aux sentiers sectoriels
Les dynamiques d’écologisation chez UL et MB entraînent une transformation profonde des pratiques professionnelles et compétences des vendeurs, impliquant le recrutement de profils divers pour intégrer les problématiques environnementales. Ce processus, cependant, dépend de conditions organisationnelles spécifiques et se heurte à la pression du modèle dominant. Dans les deux cas observés, le développement professionnel repose sur des pratiques de délibération collective et de partage des compétences, et un travail d’organisation. Consacrer un temps de l’activité dédié à la réflexion collective sur l’organisation du travail permet aux vendeurs de s’en approprier le sens, d’y intégrer des objectifs écologiques par ailleurs souvent liés à des préoccupations de santé et de sécurité. Cette réflexivité prévue par l’organisation est présentée comme cruciale au développement d’une conscience partagée et des compétences nécessaires à l’écologisation des pratiques. Elle permet aussi d’introduire plus d’autonomie, notamment face à une gestion du temps (jours, horaires d’ouverture) et des effectifs plus contrainte : dispersion moindre entre production et vente (UL) ; hausse de l’amplitude horaire face à la baisse des ventes bio (MB).
Ces dynamiques reposent sur un collectif capable de délibérer et d’agir de manière coordonnée. Les compétences utiles incluent la capacité à analyser les impacts environnementaux des pratiques professionnelles, transmettre des messages aux clients, proposer des solutions innovantes et négocier des changements organisationnels. Cette démarche conduit à un sens partagé de l’activité, facilitant l’appropriation des objectifs écologiques. Le périmètre de l’écologisation ne se limite pas à des initiatives isolées dans les magasins, mais s’inscrit dans des configurations organisationnelles tout au long des chaînes de valeur. Encourager l’écologisation passe ainsi par l’appréhension de l’activité au-delà des frontières des magasins, en incluant la production, la transformation, la distribution et leurs interdépendances. En outre, l’articulation entre initiatives écologiques, santé et amélioration des conditions de travail des vendeurs paraît ici essentielle pour garantir des conditions favorables au déploiement de la démarche, qu’il s’agisse de l’organisation comme du plaidoyer. Même si le retour à des pratiques plus traditionnelles ou proto-industrielles de production peut entraîner plus de manutention, l’organisation collective privilégie la diversification des tâches et une recomposition du travail axée sur son sens, plutôt que sur les seuls flux. Cette approche peut conduire à un cercle vertueux où la santé des employés et la durabilité environnementale se renforcent mutuellement.
Ces modèles vertueux se heurtent néanmoins à des limites et contradictions variées. Dans la coopérative dans laquelle s’inscrit MB, des tensions sont apparues ces dernières années tout au long de la chaîne d’approvisionnement, notamment des conflits avec les agriculteurs et les salariés, liés à une croissance très rapide et à des objectifs ambitieux d’ouverture de magasins freinés par la crise inédite du bio depuis 2021. Ces tensions reflètent la dépendance aux modèles industriels dominants, orientés vers le productivisme et la maximisation des profits plutôt que vers des transformations écologiques profondes. La capacité de ce genre d’initiative à dépasser le stade de niche et à s’étendre sans reproduire les pratiques des grandes enseignes apparaît cruciale pour sortir des modèles économiques et socio-productifs non soutenables. Ainsi, les dynamiques d’écologisation défendues dans les deux cas enquêtés soulignent l’importance de conditions organisationnelles favorables, basées sur la délibération collective, le partage des compétences et l’attention portée à la santé au travail qui sont indispensables pour atteindre leur plein potentiel. Cependant, renforcer et diffuser ces dynamiques pour qu’elles aient un impact significatif sur l’ensemble des acteurs de la chaîne de production nécessite de surmonter les dépendances aux modèles industriels dominants (l’attachement, souvent contraint, à des pratiques et technologies commerciales ancrées) tout en mettant en avant des pratiques inclusives et durables.
Conclusion
Lorsque ces dynamiques sont soutenues par des conditions organisationnelles adéquates, comme celles observées chez UL ou MB, elles peuvent redéfinir et valoriser le métier de vendeur, tout en lui redonnant du sens. Elles s’inscrivent néanmoins dans un secteur dominé par la grande distribution, où les dépendances aux sentiers restent un obstacle majeur à une transition écologique soutenable pour l’environnement et l’ensemble des acteurs. Les pratiques des travailleurs et des consommateurs jouent un rôle crucial dans le maintien de ces dépendances, rendant essentielle leur compréhension pour identifier des leviers de changement et adopter des solutions innovantes et durables. Les systèmes sociotechniques en place, très institutionnalisés, peuvent en effet verrouiller les trajectoires industrielles et freiner les changements radicaux nécessaires.
Dans un contexte où l’alimentation reste un grand marqueur d’inégalités sociales, l’enjeu serait de mener une politique économique qui développe des solutions soutenables à grande échelle. Les critiques récentes de commerçants envers la campagne de communication de l’ADEME qui mettait en avant en novembre 2023 des « dévendeurs » et incitait à une consommation plus sobre (« Posons-nous les bonnes questions avant d’acheter »), soulignent les défis d’un tel changement de paradigme. Ces critiques, comme l’annonce récente par l’un des principaux groupes laitiers de la réduction d’une partie de sa collecte de lait auprès des producteurs, conventionnels et bio, mettent en lumière l’importance d’impliquer concrètement l’ensemble des acteurs dans une transition vers ce nouveau modèle pour qu’il devienne soutenable pour toutes et tous, face à des bouleversements climatiques qui ont aujourd’hui des effets concrets sur la vie de chacun.
- Une étude qualitative sur l’écologisation des pratiques de travail dans le commerce alimentaire |
Pour en savoir plus
[] « Du déni à la justice environnementale : diversité des stratégies syndicales », T. Coutrot T., C. Nizzoli, Chronique Internationale de l’IRES, 2023.[] « Travail et écologie », A. Cukier, V. Gaborieau, V. Gay, Les Mondes du travail, n° 29, 2023.
[2] “Workers as actors at the micro-level of sustainability transitions: A systematic literature review”, F. Moilanen, T. Alasoini, Environmental Innovation and Societal Transitions, Vol. 48, 2023.
[3] Répondre aux besoins en compétences à l’heure de la transition écologique : représentations et réalités, E. Sulzer (Dir.), Céreq Études n°54, 2023.
[4] « Dans le commerce de détail alimentaire, les voies contrastées de l’écologisation », M. Hocquelet, S. Mahlaoui, Céreq Bref, n° 431, 2022.
[5] « Écologisation : entre sciences, conventions et pratiques », M. Mormont, Natures Sciences Sociétés, 21(2), 2013.
1