Céreq Bref, n° 436, Avril 2023, 4 p.

Les relations école - entreprises entre partage des tâches et co-construction

Publié le
3 Avril 2023

Les termes du débat sur la place et le rôle des entreprises dans l’élaboration des formations semblent marqués par une représentation commune, celle d’une nécessaire adaptation des formations professionnelles aux besoins en compétences des entreprises. À cette vision fondée sur un strict partage des rôles entre structures éducatives et entreprises, ce Céreq Bref propose une alternative. S’appuyant sur un ensemble d’initiatives et de pratiques à la fois anciennes et récentes, il s’intéresse au développement d’une logique de co-construction des processus de professionnalisation, sans renoncer à la nécessité de maintenir de solides repères collectifs nationaux à travers les certifications.

Communiqué de presse

 

Les actions actuelles d’adaptation des acteurs économiques et du monde du travail aux processus de transition (notamment écologique et numérique) impactent également le système de formation. Les liens qui existent entre les structures éducatives et le monde économique, que synthétise ici l’expression générique de « relation formation-emploi », sont en effet mis à l’épreuve des évolutions attendues des métiers et des emplois. Régulièrement, des voix s’élèvent pour faire des besoins en compétences des entreprises le fondement de la construction des filières et de la régulation des flux du système éducatif. La question récurrente de la fonction des acteurs économiques dans l’élaboration des formations est à nouveau posée. Sont-ils d’abord des prescripteurs du contenu des formations, pour que soient mieux prises en compte les nouvelles exigences productives dans les diplômes ? Ou constituent-ils, en interaction avec les structures éducatives, des partenaires engagés dans la construction d’un processus de professionnalisation des formations, qui intègre la maîtrise des compétences comme un objectif éducatif à part entière ?
Ce Céreq Bref vise précisément à éclairer le débat sur les types d’ajustements qui peuvent s’opérer entre les formations et les compétences liées à l’emploi. Il s’appuie à la fois sur des éléments tirés de l’actualité récente, mais également sur des faits issus de l’histoire longue de l’éducation et de la formation. Deux formes d’articulations entre structures éducatives et entreprises sont analysées : celles qui se fondent sur un strict partage des rôles et celles qui, au contraire, s’appuient sur le développement d’une dynamique partenariale.

Le partage des rôles entre formation et emploi : un modèle séquentiel éprouvé

La prise en compte des attentes des professionnels dans le contenu des certifications publiques est loin d’être une question nouvelle. Elle est même au fondement de la structuration du système français d’enseignement technique et professionnel à partir du début du XXe siècle [1]. La forme canonique qui en a résulté à partir des années 1960, et qui est encore largement prégnante aujourd’hui, est celle d’un partage des rôles entre les acteurs publics de l’éducation et les représentants du monde professionnel, selon un modèle qui peut être qualifié de séquentiel.
Dans ce modèle, les interactions entre ces deux mondes sont organisées à travers une succession de séquences. Les professionnels doivent d’abord formaliser leurs besoins en compétences dans des formes appropriables par les acteurs du système éducatif. Ces derniers s’appuient sur l’expression de ces besoins pour bâtir ou adapter leurs filières de formation. Ils doivent notamment disposer du temps nécessaire pour former des formateurs à la maîtrise des nouvelles compétences attendues. Puis vient le temps de formation des premiers élèves ou étudiants, qui précède leur recrutement dans les métiers visés par les entreprises…
Une illustration bien documentée d’un tel processus concerne la création du diplôme de baccalauréat professionnel en 1985. Celle-ci a répondu à un besoin de recrutement, exprimé par la Fédération des industries électriques et électroniques (FIEE), affiliée à l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), de jeunes de formation technique initiale de niveau 4, du fait de l’ampleur des changements technologiques auxquels étaient confrontées les entreprises qu’elle fédérait [2]. Cet exemple permet de détailler le cadre et les conditions d’applicabilité d’un tel modèle.
Il implique d’abord que les partenaires adhèrent à une même norme de qualification, c’est-à-dire un cadre général d’équivalence entre formation, qualification et emploi que constitue en France l’association entre la nomenclature des niveaux de formation* et les niveaux de qualification des emplois [3]. L’élaboration et la mobilisation de ce cadre ont constitué un moteur des exercices de planification nationale qui ont balisé le développement socio-économique de la France durant les trente glorieuses [4]. La massification scolaire des années 1960-70 a ainsi pu être gérée en faisant de la détention du baccalauréat une norme progressivement acceptée par les entreprises pour accéder à la plupart des emplois qualifiés.
Une deuxième condition réside dans le délai nécessaire au système éducatif pour « digérer » les attentes des milieux professionnels. Dans le cas du bac pro, il a ainsi fallu trois ans entre l’expression des premières demandes et la sortie des premières cohortes de diplômés. Cette durée est indispensable pour construire une offre de formation publique sur l’ensemble du territoire, et garantir une homogénéité de la réponse éducative aux attentes des professionnels.
Enfin, un troisième élément caractérise ce modèle séquentiel. Il se fonde sur une logique de répartition stricte des rôles entre les acteurs du système éducatif et les professionnels. Aux enseignants échoit la responsabilité d’offrir un cadre pédagogique adapté pour transmettre aux jeunes les connaissances nécessaires pour obtenir leur diplôme. Aux professionnels est dévolue l’intégration sur leurs postes de travail des jeunes ayant suivi les cursus concernés, et détenant donc a priori les qualités requises pour les emplois. Un seul espace d’interaction entre ces deux sphères existe : celui des Commissions professionnelles consultatives (CPC). Celles-ci permettent d’inscrire les compétences attendues par les professionnels dans l’exercice d’un métier dans un cadre compatible avec la norme scolaire : celui du référentiel du diplôme.

Co-construire la relation formation-emploi : la lente maturation d’un modèle partenarial

Cependant, la nature des interactions entre acteurs du monde professionnel et système éducatif ne peut se résumer à ce modèle séquentiel. Elle s’inscrit en effet dans une autre filiation, celle des mesures visant à « rapprocher l’école et l’entreprise », mises en œuvre depuis la fin des années 1960 à tous les niveaux de l’appareil éducatif (voir encadré 1). Si la spécificité des conditions de création de chacun de ces dispositifs ne permet pas de considérer qu’ils s’inscrivent dans un continuum organisé depuis l’origine pour « faire système », ils peuvent néanmoins être fédérés autour de trois dimensions principales.
En premier lieu, les acteurs qui pilotent ou animent ces dispositifs, qu’ils soient membres du système éducatif ou professionnels d’entreprise, se reconnaissent un enjeu commun : celui de faire évoluer des individus positionnés à la charnière entre l’acquisition d’une certification publique et la maîtrise des compétences attachées à un métier. Dit autrement, la finalité des actions engagées n’est plus centrée sur la seule construction et acquisition d’un diplôme. Elle repose sur la capacité des acteurs à contribuer collectivement à un processus de professionnalisation, défini comme une démarche d’intégration progressive à la vie professionnelle. Celle-ci s’effectue par la formation d’une « qualification opératoire », articulée aux situations de travail [6]. Cette dimension justifie notre choix de qualifier ce modèle de « partenarial ».
De cette priorité donnée à la professionnalisation découle logiquement une deuxième dimension structurante de ces dispositifs, à savoir leur capacité de réactivité par rapport aux problématiques d’évolution des métiers. Celle-ci est souvent liée au caractère territorialisé de leur espace de déploiement. Ainsi, la majorité des Campus des métiers et des qualifications (CMQ) sont constitués par des réseaux d’acteurs économiques et éducatifs, réunis autour d’une filière économique spécifique sur un territoire donné. Ces réseaux localisés sont particulièrement à même de mobiliser des dispositifs permettant d’adapter une offre de formation diplômante aux spécificités des partenaires économiques d’un territoire, à l’instar des Formations complémentaires d’initiative locale (FCIL) ou des « colorations » de diplômes [7]. Cette même capacité de réactivité se rencontre plus récemment dans le domaine de l’apprentissage, avec les initiatives de création de CFA engagées par de nombreux groupes et entreprises depuis 2018, en réponse à leurs tensions en matière de recrutement. Ainsi l’entreprise Décathlon, faisant face à une tension sur le marché de la réparation et l’entretien des vélos, a ouvert un CFA courant 2022 pour former des techniciens spécialisés dans ce domaine, en mobilisant l’AFPA afin de garantir le caractère certifiant de la formation dispensée [8].
La dernière dimension commune aux dispositifs relevant de ce modèle « partenarial », étroitement liée à la visée de professionnalisation, est celle de l’établissement d’un dialogue durable entre acteurs des institutions de formation et professionnels d’entreprises, pour inscrire la relation formation-emploi dans une logique de co-construction [9]. Depuis des décennies, les dispositifs cités contribuent à générer des identités d’acteurs d’interface [10], c’est-à-dire des profils de professionnels d’entreprise ou d’enseignants dotés, par leur expérience, d’une capacité à articuler des compétences professionnelles et pédagogiques. Dans le monde professionnel, la figure de référence est celle des maîtres d’apprentissage, dont la capacité à concevoir les situations de travail comme des opportunités éducatives constitue le cœur de métier [11]. D’autres acteurs de l’entreprise, lorsqu’ils sont engagés dans des jurys visant à délivrer des titres professionnels, évaluent la capacité des candidats à être compétents dans leur futur métier en se référant à « une conception de l’activité professionnelle comme combinaison de “théorie” et de “pratique”, sans que l’une ait vraiment la primauté sur l’autre » [12]. Du côté des structures éducatives, de nombreux enseignants, référents des jeunes réalisant des séjours en milieu professionnel (sous statut de stagiaire ou d’apprenti), acquièrent une capacité de dialogue avec des professionnels pour que ces périodes soient valorisées dans le parcours de formation. Cet ensemble d’activités induit une approche « intégrative » des formations en alternance, qui bat en brèche la représentation commune d’une juxtaposition de deux temps séparés, l’un centré sur l’apprentissage de la théorie « à l’école » et l’autre centré sur l’apprentissage pratique réalisé sur le lieu de travail. À des niveaux supérieurs de gouvernance, on observe également que des acteurs à l’échelon académique (comme les DAFPIC, délégués académiques à la formation professionnelle initiale et continue) ou national (comme la sous-direction des lycées et de la formation professionnelle du ministère de l’Éducation nationale, ou les Commissions paritaires nationales de l’emploi et de la formation professionnelle des branches professionnelles), ont largement contribué au cours des dernières décennies à un renforcement du dialogue entre le monde éducatif et le monde économique.

Tableau 1 : Principales mesures visant à associer système éducatif et entreprises depuis 1966

Retrouver un sens à la relation formation-emploi

Qualifiée « d’introuvable » il y a près de quarante ans [13], la relation formation/emploi pourrait avoir l’opportunité de retrouver un sens, en faisant advenir et en reconnaissant une forme de complémentarité entre ces deux modèles, trop souvent présentés comme antagonistes.
D’un côté, le modèle séquentiel garde toute sa pertinence pour permettre aux instances éducatives, en lien avec les professionnels, de définir le contenu des diplômes et leur place comme repères collectifs nationaux des acquis d’apprentissage. Cependant, il doit connaître une nécessaire adaptation, liée au fait qu’il ne s’adresse plus au seul public de la formation initiale, mais de plus en plus à une mixité de publics dotés de statuts et d’âges différents (élèves, stagiaires, apprentis, adultes en promotion ou en reconversion, etc.). Pour offrir à tous ces individus (et notamment aux moins qualifiés d’entre eux) un cadre adapté à la transférabilité de leurs compétences sur le marché du travail, un enjeu majeur réside dans la convergence des ingénieries de certifications, encore trop cloisonnées aujourd’hui entre les différents ministères « certificateurs » et les branches professionnelles [14].
Le modèle partenarial, pour sa part, n’a pas vocation ni intérêt à se substituer au modèle séquentiel. Il tire sa force de sa capacité à gérer les filières « professionnalisantes », c’est-à-dire qui ouvrent la voie à la maîtrise d’un métier ou d’une profession. Il est déjà largement entré dans les faits, renouant d’ailleurs le fil avec une histoire trop méconnue du système public d’enseignement technique dans l’immédiat après-guerre, qui s’est adossé aux entreprises pour se développer [2]. Mais sa capacité à faire système a longtemps buté sur la difficulté de la société française à reconnaître comme légitime que l’école puisse durablement « co-éduquer avec l’entreprise » [15], au contraire de ce qui se passe en Allemagne [16]. En outre, cette légitimité d’une approche partenariale a été mise en doute par les choix unilatéraux d’entrepreneurs de s’investir dans la formation des jeunes, en arguant de l’incapacité de l’État à remplir sa mission d’éducation [17]. Les débats en cours, sur l’évolution de la voie professionnelle d’une part, et sur la gestion de l’accroissement considérable des effectifs d’apprentis d’autre part, constituent à cet égard des opportunités cruciales pour l’ancrage durable de cette approche partenariale. De plus en plus d’entreprises seront en effet confrontées à l’adaptation structurelle de leur organisation du travail, notamment à travers des fonctions de tuteurs dédiés à l’accompagnement des publics de stagiaires ou d’apprentis. Elles auront également à multiplier les interactions avec des acteurs éducatifs pour garantir les conditions d’une reconnaissance publique des certifications préparées.

Tableau 2 : Principales caractéristiques des deux modèles

Pour en savoir plus

[1]. « L’enseignement technique et professionnel — Repères dans l’histoire (1930-1960) », Formation Emploi, Numéro spécial, n° 27-28, 1989.
[2] M. Campinos-Dubernet, « Baccalauréat professionnel : une innovation ? », Formation Emploi, n° 49, 1995.
[3] C. Guitton et M. Molinari, « Les normes de qualification sont-elles obsolètes ? », Céreq Bref, n° 409, 2021.
[4] L. Tanguy, « Formation et Emploi dans les IVe et Ve Plans (1962-1970) », Revue Française de Sociologie, n° 43-4, 2002.
[5] M-C. Combes, « La loi de 1971 sur l’apprentissage : une institutionnalisation de la formation professionnelle », Formation Emploi, n° 15, 1986.
[6] M. Dadoy, « Le retour au métier », Revue Française des Affaires sociales, n° 4,1989.
[7] F. Kogut-Kubiak, « Quand l’offre de formation de l’Éducation nationale s’adapte aux besoins des territoires », Céreq Bref, n° 393, 2020.
[8] G. Demouveaux, « Décathlon lance son CFA en partenariat avec l’Afpa », Le Quotidien de la formation, n° 4047, Centre Inffo, 2022.
[9] Y. Lichtenberger, « Pour lier formations et emplois, il faut sortir de l’adéquationisme », AEF info, dépêche n° 672955, 2022.
[10] D. Brochier, « Entre formation et production : le rôle-clé des acteurs d’interface », Education Permanente, n° 12, 1992.
[11] Vies de chantier : récits de maîtres d’apprentissage, CCCA-BTP et coopérative « Dire le Travail », 2019.
[12] C. Galli, J. Paddeu, P. Veneau, « Que nous apprennent les pratiques d’évaluation des professionnels d’entreprise ? », Céreq Bref, n° 394, 2020.
[13] L. Tanguy (dir), L’introuvable relation formation/emploi, un état des recherches en France, MRES — Programme mobilisateur technologie, emploi, travail, La Documentation Française, 1986.
[14] D. Brochier, « Des reconversions aux transitions : un nouvel âge des mobilités professionnelles ? », Céreq Bref, n° 405, 2021.
[15] R. Fauroux, G. Chacornac (dir.), Pour l’école, rapport de la commission Fauroux, Calmann-Lévy, la Documentation Française, 1996.
[16] E. Verdier, « La place des entreprises dans les systèmes de formation professionnelle — une perspective comparative européenne », L’entreprise rend-elle compétent.e ?, Céreq Essentiels n° 2, Céreq, 2020.
[17] C. Dupuy, F. Sarfati, Gouverner par l’emploi, une histoire de l’école 42, PUF, 2022.

Citer cette publication

Brochier Damien, Les relations école - entreprises entre partage des tâches et co-construction, Céreq Bref, n° 436, 2023, 4 p. https://www.cereq.fr/les-relations-ecole-entreprises-entre-partage-des-taches-et-co-construction