Les normes de qualification sont-elles obsolètes ?
L'évolution de la relation formation-emploi au cours des dernières années confirme une tendance déjà observée au début des années 2000 et qui n'a cessé de s'amplifier depuis : le niveau de diplôme des actifs s'élève plus rapidement que le niveau de qualification des emplois. Les mêmes emplois étant pourvus à des niveaux de diplôme toujours plus élevés, la structure des qualifications de l'économie française se déforme vers le haut. Cette évolution, conjuguée à la diffusion de la logique compétence, interroge la validité même des normes de qualification, fondées sur le principe d'une mise en relation des formations et des emplois.
Héritées des Trente Glorieuses, les normes de qualification sont des constructions sociales qui postulent une relation d’équivalence entre les formations et les emplois (Cf. Encadré 1). Cette logique adéquationniste se retrouve encore aujourd’hui dans les professions réglementées telles les professions de santé, dont l’accès est conditionné à la détention de certains diplômes, ou encore dans l’organisation des concours de la fonction publique, dont les niveaux A, B ou C sont calés sur des niveaux de diplôme. Les normes de qualification demeurent par ailleurs une référence commune en matière d’orientation scolaire et professionnelle. Les élèves et les familles ont ainsi en tête que le CAP et le bac pro préparent aux emplois d’ouvriers et employés, les BTS et DUT aux emplois de techniciens ou d’agents de maîtrise, ou encore les masters et les grandes écoles aux emplois d’ingénieurs et cadres. Symétriquement, lorsque certains résultats des enquêtes Génération du Céreq sont interprétés en termes de « surqualification » ou de « déclassement » à l’embauche, ces phénomènes font référence aux jeunes diplômés dont le niveau de formation initiale est supérieur au niveau « normalement » requis pour occuper un poste. Le déclassement provient du décalage vertical entre la hiérarchie de qualification des emplois et la structure de formation de la population active. Déjà observé au cours des années 2000 [1], ce décalage s’accroît depuis, si bien que les emplois sont alimentés à des niveaux de diplôme toujours plus élevés. Cette situation, aux raisons multiples (évolutions démographiques, orientations de politiques éducatives, polarisation du marché du travail, transformations du travail et des organisations), interroge la validité des normes de qualification comme cadre institutionnel de mise en relation des formations et des emplois.
1. Institutionnalisation des normes de qualificationL’institutionnalisation de la correspondance entre niveaux de diplôme et catégories socio-professionnelles s'est opérée en trois temps au cours des années 1960-1980. En 1967, le ministère de l’Éducation nationale produit une nomenclature des niveaux de formation (du niveau VI au niveau I-II, nommés niveaux 1 à 8 depuis2019 pour correspondre à la nomenclature européenne, désignée par EU dans le tableau ci-dessous). En 1969, le groupe permanent de la formation professionnelle et de la promotion sociale élabore un tableau de correspondance entre niveaux de formation des actifs et niveaux de qualification des emplois. Enfin, à partir de 1982,à la suite de la refonte de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), l’Insee procède à l’exploitation des recensements successifs, croisant la nomenclature des niveaux de formation et la nouvelle PCS, contribuant ainsi à institutionnaliser la relation d’équivalence entre niveaux de formation des actifs et niveaux de qualification des emplois. En déduisant le niveau de qualification des emplois du niveau de diplôme « normalement » détenu par les actifs supposés les occuper, la nomenclature des niveaux de formation définit une« norme » de mise en relation entre le système éducatif et le système productif, une« relation d’équivalence normale entre diplômes et emplois » [2].
Tableau de correspondance entre niveaux de formation (diplômes) et niveaux de qualification des emplois (catégories sociales)
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Déformation vers le haut de la structure des qualifications
Les données rétrospectives sur 25 ans (1994-2019) mettent en évidence une montée en qualification des emplois (Cf. Encadré 2), qui se traduit par une augmentation de la part des catégories socioprofessionnelles de niveau supérieur (cadres, ingénieurs et professions intermédiaires), et par un recul de la part des catégories de niveau inférieur (employés et ouvriers). La photographie du marché du travail publiée en 2020 par l’Insee indique ainsi que « pour la première fois, la part des cadres et professions libérales dans l’emploi total dépasse celle des ouvriers : elle atteint 20,4 %, contre 19,2 % pour les ouvriers » (les données de ce Céreq Bref ne portent pas sur le même champ d'observation). La seule exception à l’augmentation généralisée du niveau de qualification des emplois concerne les employés non qualifiés des services, dont la part continue de progresser.
À la montée en qualification des emplois fait écho l’élévation du niveau de diplôme des actifs (Cf. Encadré 3), avec une forte augmentation des niveaux 6 à 8 (bac+3 et plus) dont la part passe de 9 % en 1994 à 25 % en 2019, avec une accélération au cours des dernières années. La progression est spectaculaire dans l’industrie et les services, mais également perceptible dans la construction. La part des actifs de niveaux 4 (bac) et 5 (bac+2) double sur la période dans l’industrie et la construction. Symétriquement, la part du niveau 3 (CAP) recule dans tous les secteurs dans des proportions voisines. La part des actifs sans diplôme (niveau 2) est en net recul, de 38 % à 15 %, sans toutefois disparaître. La déformation de la structure des qualifications (Cf. Encadré 4) provient du décalage entre deux évolutions. D’une part, le niveau de diplôme des actifs, particulièrement des jeunes qui arrivent sur le marché du travail, s’élève sensiblement au cours de la période 1994-2019. Dans le même temps, les emplois sont, en moyenne, de plus en plus qualifiés. Toutefois, ces deux mouvements ne s’opèrent pas au même rythme, le premier étant plus rapide que le second :
- tous secteurs confondus, le nombre d’actifs occupés de bac+3 et plus progresse de 16 % en 25 ans, tandis que le nombre d’emplois d’ingénieurs et cadres n’augmente que de 7 % ;
- le nombre d’actifs de niveau bac et bac+2 progresse de 18 % alors que les professions intermédiaires n’augmentent que de 6 % ;
- le nombre d’actifs de niveau CAP régresse de 9 % tandis que la part des emplois qualifiés diminue de 11 % ;
- enfin, le nombre de non-diplômés recule de 23 % alors même que le volume des emplois non qualifiés reste stable.
En raison de ce décalage, les emplois sont alimentés à des niveaux de diplômes toujours plus élevés, entraînant une déformation vers le haut de la structure des qualifications. Les conséquences de ce phénomène pour les sortants du système éducatif sont de deux ordres.
En premier lieu, la domination de l’enseignement supérieur long (niveaux 6 à 8) s’étend, au-delà de l’accès aux emplois d’ingénieurs et cadres, aux professions intermédiaires et aux emplois qualifiés des services. Un phénomène de déclassement en résulte pour les jeunes diplômés, objectivement ou subjectivement surdiplômés par rapport aux emplois qu’ils occupent, au moins au début de leur vie active.
En second lieu, la détention d’un baccalauréat tend à devenir la norme pour accéder aux emplois qualifiés, mais également aux emplois non qualifiés, dans l’industrie comme dans les services. L'accès au marché du travail devient alors plus difficile pour les jeunes sans diplôme et les « décrocheurs scolaires », les emplois d’exécution étant de plus en plus souvent occupés par des actifs diplômés.
Affaiblissement des normes de qualification
La validité des normes de qualification, comme formes d'institutionnalisation d’une relation d’équivalence entre formations et emplois, se voit affaiblie par la conjonction du mouvement de hausse d’éducation et du processus de polarisation du marché du travail au cours des dernières décennies. La référence à la polarisation des emplois rend compte de la croissance simultanée de l’emploi très qualifié et de l’emploi non qualifié, accompagnée d’une contraction des emplois dits « intermédiaires » d’ouvriers et employés qualifiés. La polarisation du marché du travail procède d'un processus schumpetérien de destruction-création d’emplois au confluent de deux logiques : l’externalisation des tâches routinières et répétitives, délocalisées dans les économies émergentes, et l’essor du numérique, qui conduit à supprimer ces mêmes tâches au profit d’emplois toujours plus qualifiés. Les emplois qualifiés de l’industrie et des services sont touchés de plein fouet par les restructurations économiques, tandis que les emplois non qualifiés continuent de progresser dans le secteur tertiaire, particulièrement dans les services aux personnes et dans les services aux entreprises.
L’élévation continue du niveau de diplôme des nouvelles générations est la conséquence du mouvement de hausse d’éducation (augmentation des taux de scolarisation, allongement de la durée des études), engagé au cours des années 1960 en réponse à la demande générale d’éducation des jeunes, des familles, des entreprises et des pouvoirs publics. La massification de l’enseignement scolaire et universitaire fait écho aux orientations successives des politiques éducatives (collège unique, objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac, objectif de 60 % d’une génération dans le supérieur), relayées par des réformes européennes comme le LMD (licence-master-doctorat) qui contribuent à tirer l’offre éducative vers le haut. Simultanément la rénovation de la voie professionnelle (réforme du CAP et du bac pro), les politiques volontaristes de développement de l’apprentissage (objectif de 500 000 apprentis par an) et la professionnalisation des études supérieures (création des licences professionnelles et des masters) constituent autant de tentatives de contenir l'affaiblissement des normes de qualification. Il s’agit de rapprocher le contenu des formations des « besoins » des entreprises, et de développer l’alternance au sein des différents mondes sociaux de l’enseignement (général, professionnel et apprentissage).
Obsolescence des normes de qualification ?
Ces évolutions macroéconomiques et sociales s’accompagnent de transformations du travail et des organisations, qui interrogent la place du diplôme dans la gestion de l’emploi des entreprises, et posent la question de l’obsolescence des normes de qualification. À l’heure de la compétence, mettre en relation les formations et les emplois a-t-il encore un sens ? L’émergence, au tournant des années 2000, de la logique compétence traduit le recul de la logique de poste dans une organisation du travail de moins en moins taylorisée. La production de masse régressant au profit de la personnalisation de la production de biens et de services, les entreprises font face à des exigences accrues de réactivité et de polyvalence. La tertiarisation de l’économie accélère le processus : dans une économie de services, les qualités du salarié contribuent à la qualité de la prestation.
Les compétences renvoient à l’individu, à ses « savoir-être » autant qu’à ses « savoir-faire ». Les qualifications, héritées de la logique industrielle fordiste, sont des constructions collectives, objectivées par des classifications salariales qui font une place de plus en plus limitée au diplôme. Les grilles de branche dites« à critères classants », aujourd’hui majoritaires, distinguent les compétences requises par les emplois (cognitives, techniques, relationnelles, procédurales) des comportements attendus des salariés (initiative, autonomie, responsabilité). Ces évolutions entraînent une diversification des « normes de professionnalité ».
Quels que soient le métier et la catégorie d’emploi considérés (d’ouvrier-employé à ingénieur et cadre), la professionnalité des salariés repose sur un triptyque : un socle de « compétences-métiers », qui détermine leur expertise, des « compétences transversales », notamment relationnelles, qui caractérisent leur capacité à gérer la relation de service, et des « qualités professionnelles » qui désignent leur capacité à faire preuve d’autonomie, d’initiative et de responsabilité dans l’exercice de leur activité.
Pour alimenter les emplois disponibles avec une main-d'œuvre aussi formée et compétente que possible, les entreprises font face à cette diversification des normes de professionnalité en conjuguant formation initiale (diplôme), formation continue (plan de développement des compétences, Compte personnel de formation) et professionnalisation (combinaisons entre formation et travail) [3]. Deux catégories socioprofessionnelles illustrent bien la question de l'obsolescence des normes de qualification posée par l'émergence des normes de professionnalité : les professions intermédiaires et les employés. Les métiers des professions intermédiaires ont vu leur technicité s 'accroître, sous l'effet de la transition numérique et/ou de l’augmentation de leurs responsabilités en matière commerciale, gestionnaire ou managériale [4]. De ce fait, alors que l’enseignement professionnel supérieur court (BTS, DUT) constitue la norme théorique d'accès aux professions intermédiaires, les entreprises ont tendance à recruter au niveau de la licence professionnelle ou même du master. La catégorie des employés, véritable « ventre mou » de la structure de qualification des emplois, est aujourd’hui alimentée par des jeunes de tous niveaux de formation, illustrant de façon emblématique le « brouillage » actuel des qualifications (Cf. Encadré 2). Cette hétérogénéité témoigne du rapport ambivalent que les entreprises entretiennent avec les normes de qualification, entre survalorisation et relativisation du diplôme. Lorsque les métiers sont attractifs (par exemple ceux de la vente), l’abondance d’une main-d’œuvre juvénile diplômée autorise la surqualification à l’embauche, le diplôme jouant comme un effet de signal au regard des compétences transversales et des qualités professionnelles, déterminantes dans les emplois de service, même peu qualifiés. A l’inverse, la faible attractivité de certains métiers de service, classés comme faiblement qualifiés mais « à haute responsabilité sociale ajoutée » (métiers de service à la personne, par exemple), contraint les employeurs à privilégier la motivation et la disponibilité sur le diplôme.
Conclusion
L’introuvable relation compétence-emploi [5] est-elle sur le point de se substituer à l’introuvable relation formation-emploi ? Au registre institutionnel des normes de qualification, fondé sur le diplôme, se superpose un registre gestionnaire des normes de professionnalité fondé sur la compétence. Leur ré-articulation constitue un enjeu majeur dans la mesure où «on ne peut prôner la mobilité et l’évolutivité des salariés sans leur donner les moyens d’évoluer, c’est-à-dire l’identification et la reconnaissance des compétences dans un espace plus large qui est celui des qualifications et du marché du travail » [6].
Pour en savoir plus
[1] Des emplois plus qualifiés, des générations plus diplômées: vers une modification des normes de qualification, C.Guitton et D. Fournié, Céreq Bref, n°252, 2008.
[2] Nomenclatures de formation et pratiques de classement, J.Affichard, Formation Emploi, n°4, 1983.
[3] Normes de qualification et conventions de professionnalisation. De la mesure de la relation formation emploi à l’observation des relations formation-emploi-travail, C. Guitton et M.Molinari, dans Sélections, du système éducatif au marché du travail. XXVIèmes journées du longitudinal, Céreq Echanges, n°16, 2021.
[4] Professions intermédiaires des entreprises: les raisons d’une envolée des diplômes, J.-P. Cadet, C.Guitton, A.Delanoë, Céreq Bref, n°397, 2020.
[5] Les mesures de la relation formation-emploi, J.-F.Giret, Revue française de pédagogie, n°192, 2015.
[6] Entretien avec Philippe Frémeaux, H.Bertrand, Alternatives économiques, n°179, 2000.