Entre renoncer et se lancer : les projets de reconversion à l'épreuve de la crise
Événement aussi inédit qu'imprévu, la crise sanitaire a interféré avec les projets de reconversion professionnelle des salariés. Comment ont-ils composé avec ce contexte ? Qu'en est-il en particulier des ouvriers et des employés, notamment les catégories les moins qualifiées ? Le volet qualitatif de l'enquête Impact, réalisée par le Céreq en 2021, met en lumière les effets de la crise selon le stade d'avancement des projets de reconversion. Entre renoncer et poursuivre coûte que coûte, ce Céreq Bref analyse les façons de penser et conduire son projet de changement professionnel en temps de crise.
La crise sanitaire a profondément affecté le monde du travail depuis mars 2020. Si le dispositif de chômage partiel a pu atténuer son impact sur l’emploi [1], une augmentation du nombre de ruptures de contrats a été observée dans des secteurs les plus touchés [2]. De plus, les restructurations et les changements organisationnels, accélérés par la crise, ont pu entraîner non seulement des départs subis, mais également une instabilité dans les situations d’emploi [3]. Les répercussions déjà à l'œuvre ou à venir sur les trajectoires individuelles ravivent les problématiques de reconversions professionnelles, notamment pour les publics les moins qualifiés. Ces salariés, plus fréquemment en contrats précaires, sont en effet plus que les autres soumis au risque d’un départ contraint et moins satisfaits de leur situation professionnelle. S’ils formulent plus souvent que les catégories plus qualifiées le souhait de changer de métier, ils accèdent moins à la formation [4], et ont plus de difficultés à réaliser leur projet de reconversion [5]. Comment le contexte de crise a-t-il pu favoriser la mise en œuvre de certains projets de reconversion, ou au contraire entraver leur réalisation, en particulier pour les moins qualifiés ? L’enquête Impact (cf. encadré méthodologique), réalisée par le Céreq au printemps 2021, apporte des éléments de réponse à cette question.
Selon le volet statistique de l’enquête, 17 % des salariés projetaient de changer de métier en 2020-2021, 23 % de changer d’entreprise, les deux allant de pair pour plus de 70 % d’entre eux. De plus, 40 % des salariés projetaient de se former. Pour près des deux-tiers des salariés ayant un projet plus ou moins défini, la crise a eu des effets, plus souvent négatifs que favorables (cf. supplément numérique). Au-delà de ces tendances générales, le volet qualitatif de l’enquête (cf. encadré méthodologique) a permis d’approfondir les différentes façons dont le contexte de crise a pu affecter ces projets.
Quatre situations-type face à la crise
Les entretiens réalisés font ressortir les effets diversifiés du contexte de la crise sanitaire sur les processus de reconversion, en lien avec la temporalité des projets. La reconversion articule en effet des phases de réflexion (que certains sociologues nomment phase de « latence »), de formulation du projet et de prise de décision (délibération), ou encore de mise en œuvre du changement (bifurcation) allant jusqu’au réengagement dans un nouveau métier [6] [7]. Caractérisée par des allers-retours, des ajustements progressifs, des renoncements, des reconsidérations en fonction de différents éléments, la reconversion n’est pas un processus linéaire. Elle est liée d’une part au parcours antérieur, à l’origine et aux facteurs déclencheurs du projet, aux objectifs professionnels et à leur degré de précision, aux risques à prendre, à la situation personnelle (notamment les conditions matérielles et relationnelles, le temps disponible). Mais elle dépend aussi du contexte de l’entreprise et de ses pratiques en matière de formation et de gestion des ressources humaines (environnement et organisation du travail, accès aux ressources pédagogiques et informationnelles, gestion des mobilités).
L’enquête a conduit à identifier quatre situation-types quant aux effets du contexte de crise sur les processus de reconversion : un frein du projet, son report, l’opportunité de sa mise en œuvre et enfin la poursuite du processus.
Situations types observées en période de crise sanitaire selon le stade d'avancement du projet
Un frein au processus
Ici, la crise a enrayé le processus de reconversion, et a conduit les salariés à mettre en doute leur projet, voire, en particulier pour ceux dont le projet était en phase de « latence », à y renoncer.
Les inquiétudes et les difficultés engendrées par la crise ont renforcé pour beaucoup la primauté donnée à la sécurité de l’emploi en regard de la réalisation de projets de reconversion professionnelle jugés hasardeux. « Sauter le pas » ou « relever le défi » représente une prise de risques que certains ne peuvent ou ne souhaitent se permettre à ce jour. Ce qu'explique par exemple M. Carmet* (51 ans, formation initiale BP viticole et bac pro commerce et service, ouvrier caviste dans une société réputée depuis 25 ans) : « Et puis c’est le manque de courage, parce qu’on a peur de l’inconnu, et quand on n’a pas de formation, faire un pas dans le vide, des fois, c’est très dur. On a quand même des bonnes conditions de travail dans l’ensemble, et de bons salaires, donc on a du mal à les laisser tomber. »
Il y aurait une forme d’intériorisation d’un marché du travail dégradé impliquant une reconsidération des choix professionnels à l’aune de la relative sécurité matérielle. Entre obtenir un emploi « coûte que coûte » quels qu’en soient le domaine et les conditions, ou préserver son emploi, le contenu du travail semble minoré ou même effacé. La période de crise conduit ces personnes à relativiser les éléments d’insatisfaction relatifs à leur propre situation professionnelle (conditions de travail pénibles, manque de reconnaissance, sentiment de dévalorisation, etc.) : « on sait ce qu’on peut perdre, mais on ne sait pas ce que l’on va trouver ». Malgré cette insatisfaction, certains en arrivent même à s’estimer « chanceux », « résignés » et à se résoudre « à se contenter de peu à la fin ».
L’isolement social, l’âge, une carrière déjà avancée, une faible qualification mais aussi les renoncements nécessaires face aux situations personnelles et familiales, l’incertitude des perspectives d’activité sont autant de facteurs bloquants dont la crise a exacerbé les effets.
Un report du projet
Dans ce cas de figure, la poursuite du processus est différée à une période plus propice à l’opérationnalisation du projet de reconversion et à sa mise en actes. Il peut s’agir d’attendre la levée de freins « périphériques » (telles des contraintes familiales compliquant une mobilité géographique), sans lien avec la crise, ou que l’activité se rétablisse (en particulier dans les secteurs affectés par la crise sanitaire, à l’instar du BTP ou du tourisme).
Dans certains cas, la mise en attente du projet de reconversion est vécue comme un moment de pause ne venant pas altérer sa nature même. Le projet ayant déjà été réfléchi voire expérimenté en amont, il est simplement mis en attente du fait de l'instabilité limitant à court terme les perspectives d’évolution professionnelle. Il en est ainsi pour M. Nisbet (39 ans, ancien agent de sécurité devenu chef de chantier chauffagiste, sans diplôme), qui ambitionne de se mettre à son compte en tant qu’installateur thermique et sanitaire. La période de crise vient juste mettre en suspens son futur professionnel en ajoutant certes une part d’incertitude, mais sans pour autant affecter son idée de départ : « Laissons d’abord passer le temps, et puis quand tout ça reviendra à l’ordre, on reprendra tranquillement. »
Dans d’autres cas, les projets professionnels ont été ajustés voire reformulés, du fait notamment des conséquences durables de la crise sanitaire sur l’évolution de la filière professionnelle ou du métier visé. C’est par exemple le cas de M. Felix (49 ans, BEP froid et climatisation, monteur frigoriste en CDI depuis une trentaine d’années), qui n’envisage plus les mêmes perspectives possibles dans le domaine du tourisme international et des agences de voyage (appelé « à se réinventer »). Du fait de ses activités de syndicaliste, il se recentre sur la perspective professionnelle alternative d’inspecteur du travail, tout en reportant à moyen terme sa concrétisation pour privilégier la stabilité de vie de son enfant (il est père célibataire).
Une opportunité de se lancer
Ici, la crise, et particulièrement la disponibilité liée au chômage partiel prolongé, a constitué une opportunité pour dynamiser le processus de reconversion. Les temps de « pause » ont alors favorisé la phase de délibération (aiguiser le projet, prendre sa décision) et permettre d’enclencher celle de la bifurcation. Pour certains, ce temps libre dégagé sur le temps de travail a été un facilitateur d’accès à la formation. C'est le cas de Mme Ferrier (40 ans, en couple, un enfant, vendeuse-esthéticienne en CDI dans un grand groupe), qui y a vu l’opportunité d’entamer une VAE* afin d’obtenir un BTS pour une reconversion en tant que professeur en école d’esthétique. D’autres facteurs non négligeables se sont combinés pour favoriser cette démarche : l’étayage professionnel (les pratiques de son employeur en matière d’actions de développement des compétences) et des contraintes familiales desserrées. Son projet était mûri en amont, mais la crise est venue renforcer ce choix : « … J’ai entamé une démarche après le premier confinement, dans l’été, ça fait longtemps que ça me trotte dans la tête, c’est-à-dire travailler dans mon métier mais dans l’enseignement. Et pour ça j’ai fait des enquêtes auprès des écoles et j’ai déjà postulé dans… des écoles d’esthétique, il faut le BTS que je n’ai pas. Je n’en ai pas parlé à mon employeur mais il a fallu que je fasse des démarches pour passer une VAE, et je me suis dit c’est la bonne année parce qu’on est à l’arrêt, on a moins de travail, le confinement, … et donc j’ai lancé la démarche. »
Un maintien du cap
Cette situation-type regroupe les personnes poursuivant pendant la crise une bifurcation déjà engagée auparavant. Le processus a pu être affecté à différents stades. Pour les personnes déjà installées dans un nouvel emploi ou de nouvelles responsabilités, la crise a pu influer sur le rapport au travail (en affectant les conditions de travail) mais pas sur le projet professionnel, du fait de sa récente réalisation. Pour les personnes engagées dans un parcours de formation, les effets ont été ambivalents : la période du confinement a été mise à profit pour finaliser la formation, et a également permis une disponibilité accrue des tuteurs lorsque le stage se déroulait en entreprise. Néanmoins, l’introduction des gestes barrières a compliqué la formation en situation de travail, comme en témoigne Mme Rodriguez, (47 ans, mariée, deux enfants, bac pro Hygiène et sécurité, vient de finir sa formation en contrat pro) : « … Il faut comprendre que quand vous êtes sur un moteur, que vous devez tenir un truc et que votre collègue vient juste à côté … vous ne pouvez pas vous mettre à 1 m 50 l’un de l’autre, le moteur fait 30 centimètres. Il y a des choses que vous ne pouvez pas malgré tout faire. » Le passage brutal des cours en distanciel a aussi été un facteur de déstabilisation (situations familiales à gérer, isolement parfois difficile, manque d’outils et de compétences numériques). Le soutien familial et pédagogique mais aussi les ajustements opérés par les organismes de formation ont été une ressource essentielle pour maintenir le cap. D’une manière générale, le parcours de formation est le plus souvent vu comme un parcours du combattant : « c’était long, mais il faut savoir se battre ».
Un catalyseur des freins pour les moins qualifiés
Plusieurs instruments ont rapidement été déployés afin d’atténuer les conséquences sociales et économiques de la crise (extension du chômage partiel, renforcement du FNE Formation, déploiement de la formation à distance). Celle-ci a néanmoins généré des difficultés supplémentaires à la formation et la recherche d’emploi qui, pour les personnes peu qualifiées, ont agi comme des catalyseurs des freins, déjà connus, à la reconversion. Ces freins, qui relèvent des difficultés à mobiliser les instruments et ressources favorisant le projet, peuvent être d’ordre individuel (âge et carrière avancés, situation personnelle, isolement), liés à l’emploi (type de contrat, environnement ou organisation du travail), et aux pratiques de l’entreprise plus ou moins favorables à l’évolution professionnelle. En renforçant les situations d’incertitude et de liens sociaux distendus, la crise a rendu encore plus difficiles la concrétisation et la réalisation des projets.
Conclusion
L’enquête a mis au jour deux registres d’effets de la crise sur les projets de changements professionnels. D’une part, le contexte économique et les difficultés propres à certains secteurs d’activités se sont répercutés sur la nature même du projet (renoncement à se mettre à son compte ou à intégrer un secteur très affecté par la crise par exemple). D’autre part, le contexte de crise a pu complexifier la mise en œuvre du projet, c’est-à-dire le processus de sa réalisation et la mobilisation des ressources nécessaires, notamment la formation. La poursuite du projet a été conditionnée par son degré de maturité et d’avancement : moins il était précis, moins il était considéré comme prioritaire dans cette période.
Dans les projets de reconversion, la formation est perçue comme une étape préalable nécessitant un engagement fort, une prise de risque, mais aussi comme un élément de redynamisation du parcours personnel et biographique. Toutefois, les personnes mal informées ou isolées socialement et n’ayant pas clairement défini leur projet ne la perçoivent pas comme centrale.
Dans l’accès des salariés à la formation, le rôle de l’entreprise dépend fortement de ses pratiques RH dans ce domaine : développées dans certaines, mais parfois limitées à une information autour du CPF (dont les salariés sont très demandeurs), elles sont bien souvent perçues comme inexistantes par les personnes enquêtées. Aucun des vingt salariés interrogés n’a déclaré avoir bénéficié des dispositifs FNE Formation ni en avoir été informé. Le contexte de crise, avec tous les ajustements qu’il implique de la part des employeurs, semble ici laisser peu de place à l’organisation et l’outillage de l’évolution professionnelle en entreprise.
Enfin, l’enquête montre que la crise sanitaire a été l’occasion de questionner le rapport au travail et à l’emploi. La sécurité de l’emploi est un enjeu transversal et apparaît souvent comme un élément central en ces temps de crise. En cela, les résultats de l’enquête qualitative et quantitative se rejoignent : c’est l’un des trois éléments les plus cités en réponse à la question de savoir « ce qui a pris plus d’importance avec la crise », après respectivement l’équilibre entre vie professionnelle et privée et les conditions de travail. C’est même le deuxième élément pour les catégories les moins qualifiées, et le premier pour les personnes au chômage (cf. supplément numérique).
Signé par les partenaires sociaux le 15 octobre 2021, l’accord-cadre interprofessionnel visant à adapter la Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel met au centre des négociations à venir l’accès élargi aux dispositifs de reconversion et les incitations des entreprises à former leurs salariés. Faciliter l’accès des salariés, et particulièrement des moins qualifiés, aux ressources pour favoriser l’évolution professionnelle est reconnu comme un enjeu central. La sécurisation de l’emploi et l’amélioration des conditions de travail, qui ont pris de l’importance en cette période de crise, apparaissent également comme des éléments de premier ordre à prendre en compte pour répondre aux aspirations professionnelles, notamment des moins qualifiés.
L'enquête ImpactL’enquête Impact (Impact de la crise sanitaire sur les Mobilités, les Projets, les Aspirations professionnelles, les Compétences et le Travail), comprenant un volet statistique et un volet qualitatif, a été réalisée par le Céreq entre mars et mai 2021. Elle a bénéficié de la participation financière de la Dares, dans le cadre d’un appel à projets de recherche PIC sur « L’impact de la crise sanitaire sur les compétences et la formation professionnelle vague 2 ». Elle a pris appui sur le dispositif d’enquêtes sur les formations et itinéraires des salariés DEFIS, conduit par le Céreq de 2015 à 2019 en partenariat avec France compétences. L’échantillon de DEFIS est représentatif de l’ensemble des salariés ayant travaillé au cours du mois de décembre 2013 dans les entreprises de 10 salariés et plus du secteur marchand.
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Pour en savoir plus
[1] « Le recours à l’activité partielle atténue l’impact de la crise sur l’emploi », O. Pinol, S. Levasseur, Insee Conjoncture, Février 2021, 4 p.
[2] « Crise sanitaire : quels sont les branches et les territoires les plus concernés par les plans de sauvegarde de l’emploi ? », J. Ghrairi, Dares Focus, Juillet 2021, no 35, 4 p.
[3] « Que font les restructurations aux parcours des salariés ? », E. Melnik-Olive, C. Stephanus, Socio-Economie du Travail, 2019/1, no 5, p. 99-133.
[4] « La formation en entreprise face aux aspirations des salariés », J-M. Dubois, E. Melnik-Olive, Céreq Bref, no 357, 2017, 4 p.
[5] « Se reconvertir, c'est du boulot ! Enquête sur les travailleurs non qualifiés », C. Stéphanus, J. Vero, Céreq Bref no 418, 2022.
[6] « Les conditions individuelles et collectives des ruptures professionnelles », S. Denave, Cahiers internationaux de sociologie, no 120, 2006, p. 85-110.
[7] « Entre contrainte et choix, regards sur les reconversions professionnelles subies et les reconversions professionnelles volontaires », C. Negroni, O. Mazade, Recherche & Formation, 2019/1 no 90, p. 87-102.