Les mondes pluriels de la formation des demandeurs d’emploi
Le paysage de la formation des demandeurs d'emploi connaît depuis les années 2000 une série de réformes, dont la plus emblématique concerne la refonte du compte personnel de formation (CPF) par la loi du 5 septembre 2018.
Comment ces évolutions ont-elles affecté les organismes de formation et leur offre ?
Une recherche conduite par le Céreq montre que ce paysage, décrit jusque-là comme plutôt homogène, est en réalité pluriel et traversé par des conceptions de la formation très différentes. Celles-ci constituent des « mondes » aux logiques hétérogènes. Deux de ces « mondes » se distinguent cependant dans ce paysage : celui de la formation « agile » et celui de la formation « marchande ».
Depuis le début des années 2000, la formation professionnelle continue est l’objet d’une série de réformes, de règlementations et de dispositifs aux orientations diverses. Les lois qui se sont succédé à partir de celle de 2004 ont abouti à l’affirmation d’un droit individuel d’accès à la formation. Ce droit s’adresse à tous, salariés et demandeurs d’emploi, qualifiés ou moins qualifiés. Dans le même temps, des dispositifs centrés sur les demandeurs d’emploi les moins qualifiés ont vu le jour, tels que le Plan 500 000 (2016-2017) ou encore le Plan d’investissement dans les compétences (depuis 2018). Ces politiques donnent lieu à des modes de régulations et de financements avec lesquels les organismes de formation doivent composer. Elles s’adressent à des publics variés et s’appuient sur des conceptions différentes de l’équité et de l’efficacité. Dans ce contexte, les organismes de formation ont-ils fait évoluer leur offre et, si c'est le cas, de quelle manière ?
Un projet de recherche conduit par le Céreq et financé par la Dares (voir encadré 1), sous l’égide du Conseil scientifique du Plan d’investissement dans les compétences (PIC) [1], apporte des réponses. Il souligne une diversité dans l’offre de formation destinée aux demandeurs d’emploi. Au-delà des différences de tailles, de statuts, de publics ou de financements des organismes, cette diversité est liée à des conceptions politiques et éthiques différentes de la formation. Ces conceptions traversent les politiques publiques et leurs instruments, les organismes ainsi que les différents publics, et contribuent à dessiner des mondes de la formation pluriels (voir encadré 2). Cette notion de « mondes » permet de penser ensemble et dans leurs interrelations ces diverses composantes du champ de la formation des demandeurs d’emploi, et d’appréhender les dynamiques qui affectent cette offre de formation dans ses finalités. Compte tenu de l’importance des modes de financement qui les soutiennent, deux mondes ressortent plus particulièrement : celui de la formation « agile » et celui de la formation « marchande ».
Le monde de la formation « agile » : la mise en mouvement des organismes et des formés
L’agilité (principe supérieur commun, voir encadré 2) dont il est question dans ce monde caractérise à la fois les organismes, l’offre de formation et les formés. La formation y est conçue comme une pratique capable de susciter la mise en activité au sens large – laquelle ne se réduit pas à l’emploi qualifié ou salarié – ou le développement des compétences. Dans un monde où toute occupation semble temporaire ou évolutive, la formation vise « l’employabilité ». L’essentiel étant, pour l’organisme autant que pour le formé, de conduire des projets en continu, en mobilisant et en développant un réseau de partenaires.
Les formés ont des profils variés jusqu’aux plus fragiles, désignés comme « les plus éloignés de l’emploi ». Leur agilité s’incarne dans la construction d’un « parcours », qui prend la forme d’une succession d’activités éventuellement bénévoles, de projets, de périodes de formations et d’emplois.
Les organismes valorisés dans ce monde sont ceux qui diversifient leur offre comme les publics auxquels ils s’adressent, et qui étendent leur territoire d’intervention. Soucieux d’adapter les formations aux contraintes et difficultés de chacun, ils en modulent la durée et le rythme, ou ajoutent des modules complémentaires d’accompagnement ou de préqualification par exemple. Le développement ou l’inscription dans un réseau de partenaires favorise une telle flexibilité ou agilité.
Ces organismes sont soutenus et encouragés par des financeurs généralement publics et par le recours à des modes de financements collectifs plutôt qu’individuels. La modalité des marchés publics des conseils régionaux ou de Pôle emploi, en particulier dans le contexte plus récent des Pactes régionaux d’investissement dans les compétences (PRIC) constitue, à côté des habilitations de service public, le mode de financement le plus caractéristique du monde de la formation agile. En effet, ces marchés publics peuvent favoriser de deux manières le développement de l’agilité en formation. Les critères élaborés dans le cadre de ces marchés contribuent à la sélection d’organismes le plus souvent publics ou à caractère associatif, proposant une offre de formation élargie et adaptée à divers publics. Pour cela, ces derniers mobilisent et animent (en particulier dans le cadre du marché) tout un réseau d’organismes de taille parfois modeste, qui peuvent compléter cette offre sur des territoires délimités ou des spécialités. Cette position d’animateur (ou encore de mandataire du point de vue juridique) est interchangeable dans un même réseau. Un organisme mandataire retenu dans le cadre d’un marché peut en effet se retrouver sous-traitant dans un autre (voir encadré 3).
Le cahier des charges, contraignant, impose la mise en œuvre de parcours de formation ininterrompus (dits parcours continués ou parcours sans couture). Il impose également une individualisation de la formation, via la mobilisation de modules de suivi ou d’accompagnement entre autres, mais aussi le développement de formations sur support numérique.
Dans ce monde de la formation agile, tout ce qui concourt à la diversification de l’activité des organismes, de leur offre de formation ou des publics est mobilisé : une organisation interne flexible ou en mode projet, qui s’appuie le cas échéant sur le recrutement temporaire de formateurs ou prestataires externes spécialisés ; la modularisation des formations, mais aussi des certifications, y compris des blocs de compétences par exemple.
Le monde de la formation « marchande » : celui du libre consommateur de formation
Le Compte personnel de formation (CPF) est emblématique du monde de la formation marchande. Ce dispositif participe de l’instauration d’un nouveau mode de régulation, à la fois plus centralisé (France compétences) et plus distant (régulation par différentes formes de certification, pour les demandeurs d’emploi) que celui des marchés publics régionaux. Surtout, il substitue à une relation triangulaire (financeur institutionnel/stagiaire/organisme de formation) une transaction directe, libre, dite désintermédiée entre organismes et stagiaires – désormais financeurs et bien souvent désignés comme « clients » par les organismes. Si le développement rapide de ce dispositif dans sa nouvelle formule reste encore à confirmer, il a très vite trouvé son public, y compris de demandeurs d’emploi, comme en attestent les données de la Dares [2] et de Pôle emploi.
Le CPF contribue à faire évoluer et à renforcer la place de ce monde dans la formation des demandeurs d’emploi. Jusqu’à récemment, ce dernier n’était présent qu’à travers des modes de financement public de nature individuelle – souvent initiés par les demandeurs d’emploi – limités : les aides individuelles à la formation (AIF) de Pôle emploi notamment voire, plus rarement, certains dispositifs similaires des conseils régionaux. Les organismes s’inscrivant dans ce monde ne privilégient pas les marchés publics qu’ils jugent trop contraignants et trop incertains, voire contraires à leurs principes de libre concurrence. De manière générale, ils critiquent les modes de financement collectifs, qu'il s'agisse de marchés publics ou de subventions. De plus, le contrôle exercé par la puissance publique pour ces financements (par le biais d’indicateurs) est mal perçu, au regard de celui plus lâche et distant existant dans le cas des financements individuels (contrôle par la conformité à un label qualité, ou le caractère certifiant des formations).
Pour le monde marchand, la formation est un bien de consommation comme un autre. Elle doit être rentable et concurrentielle sur des segments où l’offre est conséquente et la concurrence forte. Les organismes qui participent de ce monde sont essentiellement privés et à but lucratif. Leur rentabilité est principalement assurée par une réduction des coûts : structure fonctionnelle simple, externalisation des formateurs, adaptation des locaux… Les innovations pédagogiques sont mobilisées uniquement pour favoriser la rentabilité et la compétitivité ; la digitalisation et la formation en ligne, quand elles sont développées, le sont avec ces objectifs.
Néanmoins, la formation doit être attractive pour le stagiaire/client. Son critère de qualité est la satisfaction du client. Ainsi, plus la relation avec lui est directe, mieux c’est. Le dispositif de financement que constitue le CPF trouve ainsi complètement sa place dans ce monde. Mais dans l’idéal de ce monde, le (bon) client est solvable. Le recours à des financements complémentaires institutionnels peut complexifier la transaction, devenir chronophage et renforcer le coût de la formation, ouvrant à des arbitrages. Le (bon) client a aussi une idée assez précise de ce qu’il veut. Accompagner l’élaboration des projets des stagiaires ne constitue pas une priorité. Ainsi, certains types de demandeurs d’emploi sont privilégiés, au risque de la possible exclusion des profils les plus éloignés des caractéristiques attendues (solvabilité, projet affirmé…).
Les formations plus particulièrement proposées aux demandeurs d’emploi relèvent des domaines de la bureautique, des langues, de la gestion, etc., qui à la fois sont fortement demandées, ne nécessitent pas d’investissements lourds et sont souples dans leur mise en œuvre. Une logique de niche (par exemple les formations à la sécurité) peut aussi être présente.
Évolution de l’offre de formations et de certifications : tensions et complémentarité
La prégnance des deux mondes agile et marchand, soutenus par les politiques de financement de la formation professionnelle (financements collectifs dans un cas, individuels dans l’autre), ne doit pas pour autant masquer l'existence des autres mondes. Le monde de la formation de « proximité » privilégie les relations personnelles, la formation au plus près des territoires. Le monde de la formation « révélatrice » vise à faire éclore un projet personnel singulier et original (artistique, création d’entreprise). Le monde de la formation « inclusive » est plus particulièrement destiné à des publics dits fragiles (à handicaps, en difficulté, peu diplômés…) qu’il faut réaffilier. Enfin, le monde de la formation « efficace » se distingue des précédents en ce que, tournée vers l’emploi, la formation se doit d’être standardisée et efficace.
Le monde agile opère une appropriation de certains principes des autres mondes. Ainsi, les organismes œuvrant sur un territoire délimité ou auprès de publics spécifiques, voire dans certaines spécialités de formation qui s’inscrivent dans les mondes de la proximité, de la formation inclusive ou révélatrice, sont en position de fragilité sur les appels d’offres des marchés publics, caractéristiques du monde de la formation agile. Les politiques d’allotissement des principaux financeurs régionaux visent des territoires de plus en plus larges, que ce type d’organismes ne peut couvrir à lui seul. Il leur faudra dès lors tenter d’intégrer des réseaux d’organismes dans lesquels ils occuperont au mieux une position seconde et fragile, bien qu’ils bénéficient d’une expertise importante sur un territoire, des publics spécifiques ou bien des spécialités.
L’offre de formation ne se réduit cependant pas à l’offre de places et au nombre d’organismes. Elle comprend aussi les contenus de formation et la manière de former. Sur ces aspects, les formations du monde marchand se distinguent fortement de celles du monde agile et laissent apparaître une complémentarité. Les premières sont plus standardisées (sur catalogue), reproductibles moyennant quelques ajustements, plutôt tertiaires et de durée courte. Les formations proposées aux demandeurs d’emploi débouchent essentiellement sur des certifications du Répertoire spécifique ne visant donc pas une qualification. Sont-elles de nature à sécuriser les parcours de retour à l’emploi ? Les secondes tendent à être plus variées ; l’idéal étant qu’elles soient modulables, afin de faciliter la construction de parcours singuliers qui conduisent à terme à un emploi ou une certification. Les organismes qui les dispensent valorisent également l’innovation pédagogique (individualisation de la formation sous différentes formes, digitalisation…) propre à s’adapter à la variété des publics. Ainsi, dans le monde agile, la formation est envisagée comme un moyen d’assurer l’employabilité dans un contexte de flexibilité des emplois et d’exigence de mobilité. Elle tient compte des profils et de la singularité des formés.
De manière générale, les attendus des appels d’offres semblent donc justifiés et rencontrent une certaine adhésion des organismes, d’autant plus lorsqu’ils s’accompagnent de moyens financiers conséquents. Cependant, le développement d’une telle offre de formation est loin d’être systématique et assuré. La mise en œuvre des parcours continués par exemple, et plus encore celle des Actions de formation en situation de travail (AFEST) rencontrent d’importantes difficultés.
Conclusion
La formation des demandeurs d’emploi, loin d’être unifiée, dessine un espace constitué de mondes différents. Cette diversité est rendue possible par la variété des financeurs et des modalités de financement. Cependant, l’instauration de financements collectifs (sous la modalité des marchés publics) d'une part, ou individuels (notamment par le CPF) d’autre part, tend à segmenter l’espace de la formation en deux mondes : celui de la formation agile et celui de la formation marchande. Les politiques de formation et de certification conduites depuis les années 2000 ont participé à renforcer ces deux mondes et à en accentuer les différences. Chacun des financements associés à ces politiques comporte un risque d’exclusion, des stagiaires ou des organismes, voire de certains territoires.
Aux mondes de la formation agile et marchande sont associées des offres de formation qui diffèrent dans leurs finalités et leurs contenus. S’agit-il là d’une nouvelle segmentation de l’offre de formation des adultes, l’une qui s’adresserait aussi aux publics les plus fragiles, l’autre non ? À l’heure actuelle, une certaine complémentarité entre les deux offres semble prévaloir, du point de vue des certifications délivrées et des modalités d’accès. Le CPF est censé être rapidement mobilisable, du moins par ceux qui ont les ressources et les caractéristiques attendues (solvabilité et projet). Les financements issus des marchés publics suivent davantage une logique de programmation (des sessions) et du parcours. Cette complémentarité, suspendue au maintien des financements publics dans le cadre de marchés publics, peut-elle être pérenne ?
Pour en savoir plus
[1] I. Marion-Vernoux (dir.), N. Beaupère, C. Galli, C. Gauthier, A. Méliva, J. Paddeu, C. Romani, V. Simon, P. Veneau, L’offre de formation en direction des demandeurs d’emploi : quelles transformations face aux réformes ? Céreq études, 2023.
[2] J. Bismuth, M. Valéro, « Le compte personnel de formation en 2020 », Dares résultats, n°59, 2021.
[3] L. -Boltanski, L. Thévenot, De la justification, Gallimard, 1991.
[4] L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.