Céreq Bref, n° 381, Octobre 2019, 4 p.

Penser ensemble les métiers au futur

Publié le
3 Octobre 2019

Pour mieux anticiper les évolutions des emplois et des compétences, le Céreq et France Stratégie ont expérimenté une démarche prospective originale. Au coeur du processus, un groupe d'experts et d’acteurs économiques et sociaux produisent et partagent une vision prospective à long, moyen et court terme. Appliquée à la filière transformation et valorisation des déchets, cette démarche met en lumière un enjeu de professionnalisation des métiers intégrant des exigences accrues de polyvalence et d'autonomie.

Le besoin de disposer d’un regard prospectif sur l’évolution des emplois et des métiers est plus que jamais d’actualité. Celui-ci aiderait en effet à anticiper au mieux les multiples effets des transitions numérique, écologique, démographique, auxquelles sont confrontées les entreprises et les salariés et à repérer les dynamiques par lesquelles s’organise la métamorphose des métiers.
La France dispose en matière d’analyse prospective sectorielle d’outils largement éprouvés comme les contrats d’études prospectives, cofinancés par le ministère du Travail et les branches depuis 1988. Par ailleurs, depuis une quinzaine d'années, des démarches ont été mises en oeuvre localement par les Observatoires régionaux emploi formation (OREF).
Pour prolonger ces outils et dans la perspective de les enrichir, le Céreq et France Stratégie se sont engagés entre 2016 et 2019 dans l’expérimentation d’une Vision prospective partagée des emplois et des compétences (VPPEC, cf. encadré 1). Celle-ci vise à mettre l’accent sur deux dimensions centrales : d'une part une implication plus directe des partenaires économiques et sociaux concernés et, d'autre part, un horizon temporel étendu pour articuler vision de long terme et prise en compte du court terme. Ce texte rend compte à la fois des exigences méthodologiques et des résultats de cette approche, en les incarnant dans la filière de la transformation et de la valorisation des déchets située au coeur des enjeux de la transition écologique et énergétique (cf. encadré 3). Elle offre en effet une bonne illustration de l'intérêt, pour les acteurs d'une filière confrontée à d'importantes mutations, d'engager une démarche prospective.

 

Construire un groupe de travail à la convergence de trois "mondes"

L’acte fondateur du processus de la VPPEC réside dans l’identification et le choix des partenaires les plus à même de constituer les contributeurs de ce « partage de vision prospective ». Il s’agit de repérer quelles sont les organisations, les institutions et les réseaux les plus en mesure de rendre compte de l’histoire, du fonctionnement actuel et des évolutions à venir des emplois, des métiers et des compétences d’une filière économique. Le cas de la filière de la transformation et de la valorisation des déchets illustre bien cette composition d’un groupe situé à la convergence de trois « mondes ».
Pour mieux anticiper les évolutions des emplois et des compétences, le Céreq et France Stratégie ont expérimenté une démarche prospective originale. Au coeur du processus, un groupe d'experts et d’acteurs économiques et sociaux produisent et partagent une vision prospective à long, moyen et court terme. Appliquée à la filière transformation et valorisation des déchets, cette démarche met en lumière un enjeu de professionnalisation des métiers intégrant des exigences accrues de polyvalence et d'autonomie.

Le premier « monde » est constitué des acteurs économiques et sociaux de la filière. En l’occurrence ont été intégrés les responsables formation des fédérations d’employeurs issues des branches concernées, des représentants d’organisations syndicales siégeant dans les instances paritaires dédiées à la formation ainsi que des cadres de grandes entreprises dont la vision fine des enjeux économiques s’est avérée décisive.
Le deuxième « monde » est celui des partenaires de l’éducation et de la formation, à savoir des représentants des ministères qui jouent un rôle dans la construction et la régulation du système de certification publique des diplômes et des titres relatifs à la filière analysée. À leurs côtés, une conseillère d’Opcalia1 , chargée d'aider à l'ingénierie de la formation dans les branches concernées, a fourni une vision élargie des démarches mises en oeuvre par les entreprises et les salariés en matière de maintenance et de développement des compétences. Enfin, la représentante d’un Centre de formation d’apprentis (CFA) jouant un rôle reconnu auprès des entreprises de la filière a également apporté son expertise.
Un troisième ensemble d’acteurs, regroupés sous le terme générique « d’experts », constitue un dernier pilier indispensable. Il se compose de représentants d’institutions repérées pour leur capacité d’analyse de la thématique. Dans le cas de la transformation et de la valorisation des déchets, figurent ainsi des représentants de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) et d’une association partenariale reconnue pour son expertise au sein de la filière (Rudologia).

  • 1Depuis le 1er avril 2019, Opcalia a été intégré au sein de l'opérateur de compétences (OPCO) dédié aux entreprises et salariés des services à haute intensité de main-d'oeuvre.

Produire par étapes une vision partagée

Le groupe constitué, il s’agit ensuite de poser un cadre de travail clair pour l’ensemble de ses membres. Celui-ci repose sur l'explicitation des règles du jeu d'une démarche posant collectivement un regard sur l'avenir tout en le reliant aux dynamiques du temps présent. Les participants sont ainsi invités à s'engager dans des séances de travail balisées par trois étapes (cf. encadré 2).

La première est constituée par un amorçage des échanges au sein du groupe, avec l’objectif de saisir les grandes tendances d’évolution de la filière dans une perspective de long terme. Dans une deuxième étape, les débats sont resserrés autour d’une finalité plus précise : identifier les dynamiques d’évolution des métiers et des compétences sur lesquelles les entreprises doivent porter une attention particulière dans un horizon de moyen terme. Enfin, dans une troisième étape, la discussion se focalise sur le repérage des outils et des dispositifs de formation et de professionnalisation susceptibles, à court terme, de commencer à soutenir la dynamique de transformation des métiers repérée lors de l’étape précédente.

Tout au long de ce processus, un enjeu décisif en termes d’animation du groupe consiste à opérer une forme de renversement par rapport à une activité classique d’expertise : les experts sont les participants eux-mêmes, car la démarche vise à les rendre à terme « auteurs » de la construction d’une vision partagée. Ils doivent intégrer que celle-ci dépendra de leur participation continue et de leur contribution active aux travaux du groupe. De fait, la mise en oeuvre de cette démarche articulant long, moyen et court terme auprès d’acteurs de la filière de la transformation et de la valorisation des déchets leur a effectivement permis de produire une vision prospective partagée autour de ces trois horizons temporels.

A long terme : adapter les métiers au développement de l'économie circulaire

Les acteurs de la filière présents dans le groupe reconnaissent l’enjeu de s’inscrire à l'horizon d'une décennie dans une dynamique de support au développement d’une économie circulaire actuellement en gestation. Certes, l’enjeu est d’abord d’ordre économique et financier : il s’agit pour l’État, les collectivités locales et les entreprises de trouver un bon calibrage pour investir dans des équipements et des installations en mesure d’intégrer la généralisation progressive de la logique de valorisation des déchets. Néanmoins, il est crucial que cette dynamique économique anticipe les futurs processus de développement des métiers et des compétences qui assureront sa viabilité.

Alors que le travail en équipe sur des tâches parcellisées est encore souvent la règle aujourd’hui, il convient notamment d'anticiper sur la définition et les conditions d’exercice des métiers. Car, grâce à des outils de transport ou de tri modernisés et automatisés, ce sont des professionnels polyvalents et autonomes qui devront à l'avenir être capables d’assurer seuls et en toute sécurité la collecte ou le tri des déchets.

A moyen terme : professionnaliser les métiers en valorisant les emplois qualifiés

Même s’ils considèrent que des évolutions sont amorcées, les membres du groupe de travail reconnaissent que l’image de leur filière reste entachée par le cumul de conditions de travail souvent difficiles et d’une faible valorisation des emplois qualifiés. En se fondant sur l’analyse détaillée de l’évolution à moyen terme de 12 métiers dont les besoins de recrutement vont s’accroître, ils identifient deux problèmes à traiter conjointement sur le moyen terme.

Le premier porte sur les modalités d’intégration de nouveaux entrants dans les entreprises, qui seront de plus en plus formés et diplômés avant leur entrée sur le marché du travail. Un exemple concret de défi à relever est celui du positionnement des titulaires du récent baccalauréat professionnel Gestion des pollutions et protection de l’environnement, a priori conçu pour permettre l’exercice de fonctions de chef d’équipe dans les entreprises de la filière. Les constats issus du terrain montrent que les jeunes titulaires de ce diplôme sont plutôt positionnés comme des « opérateurs + », qui assurent des fonctions d’assistance de l’encadrement intermédiaire. Le groupe de travail souligne ainsi l’enjeu pour les entreprises de faire évoluer progressivement leurs critères de recrutement, lesquels privilégient encore largement la formation « sur le tas » et n’accordent qu’une très faible valeur ajoutée aux titulaires de formations diplômantes pour les emplois de base de la filière.

Cependant, les membres du groupe soulignent qu’un deuxième enjeu réside dans la construction à plus grande échelle de systèmes de professionnalisation des salariés en place. Pour eux, les nombreuses certifications de branche qui ont d’ores et déjà vu le jour (notamment les certificats de qualification professionnelle développés par la FEDEREC2 ) pourraient servir de base à des progressions professionnelles pour occuper des postes nécessitant une autonomie accrue dans le travail.

  • 2FEDEREC : Fédération professionnelle des entreprises du recyclage

A court terme : gérer la transformation des emplois des activités de tri des déchets ménagers

L’enjeu qui fait consensus est celui de la reconversion, à brève échéance, d’un certain nombre d’installations de tri de déchets ménagers. Les échanges au sein du groupe de travail ont souligné combien, derrière la singularité de chaque situation, se joue en fait un enjeu plus profond. La gestion du devenir des personnes concernées doit devenir une préoccupation commune et partagée entre les différents acteurs impliqués : collectivités locales chargées de la  planification et du suivi de la gestion des déchets, entreprises prestataires et entreprises d’insertion, souvent actives dans ce champ professionnel. Les simples mesures de reclassement, permettant à des individus de retrouver à court terme un emploi grâce à une mobilisation interinstitutionnelle ponctuelle ne suffisent pas. Il s’agit plus largement de structurer la construction de trajectoires de mobilité interne à la filière, en prenant notamment appui sur les possibilités ouvertes par la reconnaissance récente de la formation en situation de travail. Le groupe a notamment identifié un point essentiel : la capacité de créer des passerelles entre les structures d’insertion, qui jouent un rôle important dans l’accès à l’emploi de publics peu qualifiés, et des entreprises du secteur marchand pourvoyeuses d’emploi pérennes. 

Quel usage de la prospective

Que nous apprend l’expérimentation de cette nouvelle manière de faire de la prospective menée par France Stratégie et le Céreq ? Du point de vue des acteurs parties prenantes de la démarche, le bilan apparaît largement positif : ils expriment leur intérêt pour cette forme de « co-construction participative » qu’ils disent avoir rarement rencontrée jusque-là. Ils la jugent particulièrement appropriée pour la prise de distance qu’elle autorise à l’égard des postures institutionnelles souvent adoptées dans d’autres cadres. En outre, ils l’estiment adaptée pour réfléchir aux actions à conduire dans des contextes de  mutation accélérée des métiers et des compétences.
Concernant la démarche elle-même, la distinction de trois horizons temporels produit des effets intéressants dans le sens où l’échange sur les tendances
de long terme, plutôt consensuel, facilite les discussions ultérieures sur les enjeux de moyen et court terme. Sur le moyen terme, son intérêt principal réside
dans sa capacité à formaliser un aperçu général des métiers en mutation. Pour autant elle ne permet pas, dans le délai imparti, de se pencher finement sur les compétences qui y sont associées. De même, si elle dégage sur le court terme certaines priorités, celles-ci ne se traduisent pas pour autant en actions opérationnelles.
C’est toute la question de l’usage et des effets d’une démarche de prospective qui reste posée. Malgré le peu de recul sur la VPPEC, on constate que les conclusions sont d'autant mieux partagées que les participants les diffusent et les discutent au sein de leurs communautés professionnelles respectives (organisations professionnelles, syndicats de salariés, OPCO, structures de formation, consultants, ministères…). La médiatisation des résultats d’une démarche de VPPEC lors d’une séance ouverte clôturant le processus pourrait sûrement favoriser leur appropriation.
Se pose enfin la question des retombées effectives de ce type d’analyse prospective sur les pratiques des acteurs. Si la démarche vise à se rapprocher du court et du moyen terme en formalisant des enjeux de professionnalisation, elle n’offre pas explicitement de moyens dédiés aux acteurs concernés pour traiter les problèmes soulevés. Une piste à explorer serait celle d’un financement public ou de branche pour aider les entreprises en matière de formation, qui serait conditionné à la réalisation d’une VPPEC. Véritable acquis de cette expérimentation, le partage de vision pourrait ici trouver, au moins en partie,
un prolongement autour d’actions de formation ou d’évolutions dans le contenu des métiers qui seraient rapidement perceptibles par les salariés et les entreprises. La prospective des métiers pourrait y trouver en outre le fondement de sa légitimité à devenir l’une des composantes majeures des démarches de responsabilité sociétale des entreprises.

 

Encadré 1 - Vision prospective partagée des emplois et des compétences - (VPPEC) : une expérimentation dans 3 filières

En 2016, la section Emploi-Compétences du Conseil national de l'industrie* (CNI) a choisi d’expérimenter un processus d’élaboration d’une vision prospective partagée des emplois et des compétences (VPPEC) sur la filière numérique, en sollicitant France Stratégie et le Céreq. Une équipe mixte émanant des deux structures a été constituée pour expérimenter la démarche.
Un deuxième volet de l’expérimentation a été engagé en 2017-2018 avec les acteurs de la filière Transformation et valorisation des déchets. Un guide méthodologique, s’appuyant sur les acquis de ces expérimentations, a également été produit. Enfin, en réponse cette fois à une saisine du Premier ministre auprès du ministère des Sports, une troisième expérimentation s’est déroulée sur les métiers du sport en 2018-2019.
Les résultats ont été publiés par France Stratégie et le Céreq dans la collection des rapports du Réseau Emploi Compétences. Ils ont donné lieu à 3 rapports sectoriels avec pour titre générique " Vision Prospective partagée des emplois et des compétences " :
La filière numérique (2017). Rapporteurs : Sandrine Aboubadra Pauly, Nicolas Le Ru et Marième Diagne (France Stratégie) ; Damien Brochier et Joachim Haas (Céreq).
La filière transformation et valorisation des déchets (2018). Rapporteurs : Sandrine Aboubadra Pauly et Marième Diagne (France Stratégie) ; Damien Brochier et Michaël Segon (Céreq).
Les métiers du sport (2019). Rapporteurs : Sandrine Aboubadra Pauly et Marième Diagne avec la contribution d’Elsa Garros (France Stratégie) ; Damien Brochier et Mickaële Molinari (Céreq).
Un guide méthodologique de présentation de la démarche a également été publié :
Construire une vision prospective partagée des emplois et des compétences : les apports méthodologiques d’une expérimentation (2018). Auteurs : Sandrine Aboubadra-Pauly (France Stratégie) et Damien Brochier (Céreq)


* Le Conseil national de l’industrie (CNI), instance permanente d’expertise et de consultation pour le gouvernement, est composé de partenaires économiques et sociaux issus du monde de l’industrie (regroupés en 16 filières) et de représentants des ministères de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et du Travail.

 

Encadré 3 - Les branches professionnelles de la filière Transformation et
valorisation des déchets associées à la démarche

Des représentants de quatre branches ont participé à la démarche de VPPEC :
• Industries et commerces de la récupération (IDCC* 637)
• Activités du déchet (IDCC 2149)
• Équipements thermiques (IDCC 0998 et IDCC 1256)
• Assainissement et maintenance industrielle (IDCC 2272)
Le groupe de travail a privilégié une analyse centrée sur les métiers liés à trois
grandes phases d’activité : la collecte et le transport des déchets, le tri et la préparation
des déchets, et les activités de valorisation matière ou énergétique.
La propreté urbaine, la réparation, le réemploi, la réutilisation (secteur de la récupération)
ainsi que le négoce de matières recyclées n’ont pas été approfondies
dans le cadre de ce travail.
* Code d'identification de la convention collective

 

Citer cette publication

Brochier Damien, Penser ensemble les métiers au futur, Céreq Bref, n° 381, 2019, 4 p. https://www.cereq.fr/penser-ensemble-les-metiers-au-futur