Petits boulots et grandes galères : être jeune sans diplôme en milieu rural
Entre la baisse régulière du décrochage scolaire et la place toujours plus grande du diplôme dans l'insertion professionnelle, les jeunes non diplômés font face à une situation de plus en plus difficile sur le marché du travail. Cela est particulièrement vrai en milieu rural, où ces jeunes se voient enfermés dans une instabilité structurelle, paradoxalement entretenue par leur attachement viscéral au travail. Ce Céreq Bref explore les dynamiques complexes de leur insertion, entre aspirations à l'autonomie, rejet de la stigmatisation associée aux aides sociales, et exploitation de leur disponibilité sur le marché du travail.
Dans une société où le marché de l’emploi peine à absorber l’ensemble des jeunes actifs, le diplôme s’est imposé comme une ressource essentielle. Depuis le début du XXIe siècle, les politiques de lutte contre le décrochage scolaire ont permis de réduire le nombre de jeunes quittant précocement leur scolarité [Jeunes de 18-24 ans quittant la formation initiale sans avoir obtenu de diplôme ou avec uniquement le brevet des collèges], passé de 11,2 % en 2006 à 7,6 % en 2023.
Toutefois, cette amélioration relative masque une réalité plus préoccupante : la montée en puissance de la précarité, qui fragilise les parcours d’insertion et exacerbe les inégalités. Ce phénomène est particulièrement visible dans les territoires ruraux, où la pauvreté reste une caractéristique structurante [ Selon l'approche morphologique de l’INSEE depuis 2020, une commune est définie comme rurale quand elle a une faible ou très faible densité de population]. Pourtant, ces espaces par ailleurs hétérogènes, marqués par des économies locales spécifiques et des sociabilités de proximité, apparaissent comme des lieux propices à l’insertion professionnelle des publics sans diplôme, entraînant une « prime au rural » (cf. Encadré 2). En clair, les jeunes ruraux sans diplôme expérimentent davantage le travail que les urbains, mais connaissent une pauvreté bien plus exacerbée [1]. Comment expliquer ce paradoxe ?
Dans ces territoires où l’éloignement géographique et l’insuffisance des infrastructures peuvent accentuer les obstacles, l’accès au travail devient un enjeu identitaire et symbolique central. Loin des promesses de mobilité sociale offertes par les diplômes, les jeunes non-qualifiés rencontrés construisent leur rapport au travail dans un contexte marqué par des opportunités limitées et des formes de précarité ancrées. Leur insertion professionnelle repose alors sur des logiques plurielles, entre attachement à des emplois peu valorisés mais localement accessibles, et rejet des dispositifs d’aide sociale, souvent perçus comme stigmatisants. Ces parcours reflètent les tensions entre aspirations à l’indépendance et contraintes socio-économiques inhérentes à ces espaces et plus largement au contexte économique et professionnel actuel.
Comment ces jeunes négocient-ils leur rapport à l’emploi, dans cet environnement marqué par la rareté des opportunités mais où le travail reste une ressource essentielle pour exister et être reconnu socialement ? Quelles sont les implications sur leurs parcours du non-recours aux dispositifs sociaux ? Ce Céreq Bref s’appuie sur une enquête qualitative menée auprès de jeunes sans diplôme issus de territoires ruraux de Nouvelle-Aquitaine (cf. Encadré 1). En croisant les dimensions territoriales, sociales et institutionnelles, il propose une réflexion sur les enjeux spécifiques de l’insertion professionnelle dans les territoires ruraux, tout en interrogeant les limites des politiques publiques actuelles de lutte contre la précarité et le décrochage scolaire [3].
L’instabilité comme ressource
Dans les territoires ruraux, l’insertion des jeunes non diplômés sur le marché du travail révèle une dynamique ambivalente [4]. Ces jeunes, souvent exclus des parcours scolaires valorisés et dépourvus des diplômes nécessaires à une insertion (plus) stable, s’efforcent de maintenir un lien avec l’emploi. Ce lien, s’il est central dans leur parcours identitaire et social, les inscrit paradoxalement dans une spirale de précarité et de dépendance.
Les jeunes enquêtés, bien qu’affichant une volonté manifeste de s’insérer dans l’emploi, se heurtent à des opportunités professionnelles limitées, marquées par la multiplication des contrats précaires et des « petits boulots ». L’emploi rural peu qualifié accessible repose en grande partie sur des besoins ponctuels ou saisonniers, notamment dans les secteurs agricoles, industriels et de services. La flexibilité et la disponibilité, souvent exigées par les employeurs, deviennent des qualités attendues. Pourtant, elles ne se traduisent pas par une sécurisation des parcours professionnels : « C’est des jeunes qui n’ont pas grand-chose et les recruteurs le savent. […] S’ils sont prêts à faire certaines concessions, en termes de flexibilité, de rémunération et tout, ils peuvent travailler. … Après, est-ce qu’on va leur proposer un CDI ? C’est autre chose », explique un conseiller en Mission Locale. Cette fragilité structurelle les condamne souvent à enchaîner les missions d’intérim et les contrats à durée déterminée, contribuant à alimenter un système de précariat.
Loin de simplement subir leur situation, ils font preuve d’une capacité d’adaptation et d’un attachement marqué à la valeur du travail. Pour eux, l’emploi ne se réduit pas à une nécessité économique : il constitue un levier d’intégration sociale et un marqueur de l’âge adulte. Cette « logique de l’honneur » [5], où travailler «coûte que coûte » prime sur l’acceptation de l’inactivité ou de l’assistanat, est une constante dans les entretiens. Elle se traduit parfois par des comportements extrêmes, certains déclarant même préférer travailler sans rémunération plutôt que de rester sans activité. Cette posture révèle leur profond besoin de reconnaissance sociale, tout en contribuant à renforcer leur vulnérabilité sur le marché du travail.
Dans les faits, leur insertion se heurte à des logiques systémiques qui mobilisent leur instabilité comme une ressource. En répondant aux besoins ponctuels des entreprises, ces jeunes occupent des postes transitoires, sans perspective de pérennisation. Cette asymétrie, qui les place dans une situation de dépendance vis-à-vis d’un marché du travail dérégulé, est exacerbée par la fragilisation des réseaux locaux d’entraide et de recrutement. Alors que les générations précédentes pouvaient encore compter sur des pratiques « paternalistes » ou « autochtones » pour accéder à des emplois stables, ces formes de soutien s’érodent, laissant ces jeunes isolés. Leur difficulté à s’intégrer durablement dans les réseaux locaux contribue à renforcer leur marginalité, déjà exacerbée par l'absence de diplôme à l'heure de la banalisation du baccalauréat parmi les jeunes débutants ruraux comme urbains.
Les crises économiques et sociales viennent aggraver cette précarité structurelle. Dans le secteur agricole, par exemple, où les postes temporaires représentent jusqu’à 66 % des emplois [6], la moindre perturbation – fermeture d’une usine, réorganisation d’une exploitation – affecte d’abord les plus précaires. À La Rochefoucauld-en-Angoumoisin, la fermeture des usines textiles, employant autrefois 2 000 personnes, illustre l’impact désastreux de ces crises localisées sur les populations les moins qualifiées. Par ailleurs, des événements personnels tels qu’une panne de véhicule ou un problème de santé peuvent suffire à les exclure temporairement de l’emploi, tant leur disponibilité est érigée en condition essentielle pour travailler.
Cette précarité omniprésente a des répercussions à la fois matérielles et symboliques. Si les jeunes parviennent à éviter l’assistanat, leur parcours est marqué par une instabilité constante qui les empêche d’accéder à une véritable indépendance. En ce sens, leur parcours n’est pas seulement le reflet d’un échec scolaire, mais aussi celui d’une exploitation systémique du travail instable. Les employeurs, en quête d’une main-d’œuvre bon marché et remplaçable, capitalisent sur cette précarité. Ce qui est désirable dans leur cas n’est pas qu’ils soient motivés ou travailleurs, mais qu’ils soient « disponibles » pour répondre à des besoins ponctuels et épars : «Quand je peux, je travaille un peu dans les vignes. C’est au black, mais au moins ça permet de travailler parce que sinon ça serait compliqué. » (Samantha, 19 ans, sans activité). Notons que ce principe n’est pas seulement un effet du secteur d’activité : qu’ils travaillent en usine, dans l’agriculture ou dans le tertiaire, les jeunes rencontrés témoignent tous de cette même relation dégradée au marché local. En définitive, cette population se trouve prise dans un double mécanisme de domination.
D’un côté, l’impératif de travailler pour conserver son honneur social les pousse à accepter des emplois précaires. De l’autre, les transformations du marché du travail, combinées à une inflation du diplôme, les condamnent à rester à la marge. Si quelques parcours de stabilisation existent, ils demeurent marginaux, tandis que la norme reste celle d’une insertion dans l’instabilité, alimentée par des poli- tiques publiques axées sur une logique de flexibilisation du marché du travail [7]. Ces jeunes apparaissent alors non seulement comme les « vaincus » d’un système scolaire sélectif, mais sur- tout comme les exploités d’un marché du travail rural en quête permanente de main-d’œuvre adaptable et temporaire.
Des jeunes hantés par l’assistanat
Dans les marges des dispositifs d’aide sociale, des pratiques et discours émergent qui révèlent des tensions profondes entre l’émancipation par le travail et le rejet de ce qui est perçu comme de l’assistanat. Ces tensions sont particulièrement saillantes parmi les jeunes sans diplôme, notamment ceux des zones rurales, qui évoluent dans des contextes de précarité économique et d’instabilité professionnelle. Loin d’être passifs face à ces réalités, ils mobilisent des stratégies complexes pour préserver une forme d’indépendance et d’honneur. Ces stratégies se construisent dans un espace social où le travail, même précaire, demeure un marqueur central de valeur et où le recours aux aides et minimas sociaux est perçu comme une atteinte à leur dignité.
L’attachement au travail comme voie d’émancipation est une constante dans les récits des jeunes enquêtés. Ce travail, bien qu’il prenne souvent des formes précaires et mal rémunérées, apparaît comme la condition essentielle pour s’élever et s’affirmer face à un environnement perçu comme hostile. «Ça va, même si j’ai un job un peu loin je le fais, parfois c’est pour gagner une misère, mais il faut tout accepter selon moi, ça fait bien devant les patrons et devant la boîte d’intérim aussi ça fait bien de montrer qu’on est là et qu’on est disponible » confie Erwan, 25 ans, intérimaire. L’emploi, même fragmentaire, est investi d’un rôle symbolique qui dépasse largement sa dimension économique. À travers le travail, ces jeunes revendiquent leur place dans une société qui valorise l’activité productive en rejetant l’assistanat.
Paradoxalement, ce rejet des aides publiques s’accompagne d’un usage ciblé de celles-ci, justifié par des discours spécifiques. Lorsqu’ils y recourent, ces jeunes insistent sur le fait qu’il ne s’agit que d’un soutien temporaire, destiné à pallier une situation d’urgence. « J’ai pris le RSA pendant trois mois, mais c’était parce que je pouvais plus rien payer. Après, dès que j’ai trouvé un boulot, j’ai tout arrêté. Je veux pas qu’on me prenne pour un assisté », explique Tiago, 26 ans, intérimaire.
Cette volonté de distinction par le travail se construit donc en opposition à la figure stigmatisée de l’« assisté ». Représenté comme une personne qui «ne fait rien » et « profite du système », celui-ci incarne une contre-figure du travailleur digne. Ce rejet est omniprésent dans les récits : « Mais franchement si tu obtiens le RSA, tu fais quoi dans ta vie ? T’as des sous, ouais, OK. Mais tes sous tu les as, tu fais rien, tu restes assis dans ton canapé, mais t’as des sous. Super. » (Marie, 19 ans, sans activité).
Cette dynamique est loin d’être exempte de contradictions. En valorisant l’emploi précaire comme alternative à l’assistanat, ces jeunes renforcent des logiques de vulnérabilité économique. Ils acceptent des conditions de travail souvent dégradées, dans des secteurs où l’instabilité est la norme, par peur d’être assimilés à une figure sociale qu’ils rejettent. Ce choix, bien qu’il permette de préserver une forme de dignité, les enferme dans un cercle vicieux où la précarité devient une organisation du quotidien.
Ces stratégies ne peuvent être comprises qu’à la lumière des discours publics et institutionnels qui entourent les dispositifs d’aide sociale. Depuis plusieurs décennies, les politiques sociales se sont de plus en plus focalisées sur la responsabilisation des bénéficiaires, valorisant l’idée que chaque individu doit participer activement à la société par le travail. Dans ce contexte, les aides apparaissent moins comme un droit que comme un ultime recours pour ceux qui échouent à s’insérer. Les enquêtés intègrent pleinement ces injonctions, tout en les reformulant à partir de leurs propres expériences.
En outre, le rapport de ces jeunes aux aides et minimas sociaux est marqué par des oppositions fortes. S’ils valorisent l’autonomie et l’émancipation par le travail, ils s’inscrivent dans des parcours de précarité où le rejet de l’assistanat les prive d’un soutien qui pourrait les aider à se stabiliser. En stigmatisant les « assistés », ils participent eux-mêmes à leur isolement en renforçant des logiques de fragmentation des classes populaires, où la solidarité cède le pas à des stratégies de distinction individuelle.
À travers ces expériences de vie et ces discours, se dessine une réalité sociale complexe où l’honneur, la dignité et l’autonomie prennent une place centrale dans des contextes de forte instabilité. Cela soulève des questions fondamentales sur la manière dont les dispositifs sociaux peuvent répondre à ces besoins tout en déconstruisant les représentations stigmatisantes qui les entourent. Ces jeunes, tout en s’efforçant de préserver leur dignité dans des conditions difficiles, révèlent les limites d’un système qui continue d’opposer travail et solidarité comme des catégories irréconciliables [8].
Conclusion
Pour les jeunes ruraux sans diplôme, le travail, même sous des formes précaires et dévalorisées, reste un pilier symbolique et social qui permet de revendiquer une place légitime dans une société où l’indépendance et la performance sont fortement valorisées. Ce processus s’accompagne d’un rejet marqué des systèmes de solidarité étatisés, perçus comme une déviance stigmatisante, à la fois sur le plan moral et identitaire. Ce rejet tend à enfermer ces enquêtés dans des parcours de vulnérabilité économique et sociale. En refusant de s’identifier à la figure dévalorisée de l’assisté, ils renforcent leur exposition à des formes de précarité durable.
Ces dynamiques révèlent les tensions qui traversent les politiques publiques d’aide sociale : perçues comme palliatives, elles s’avèrent insuffisamment adaptées aux spécificités des territoires ruraux. Dans ces espaces où les opportunités professionnelles sont limitées et les institutions de soutien parfois éloignées, le sentiment de marginalisation est particulièrement fort. Pour beaucoup de ces jeunes, la précarité n’est pas seulement une réalité matérielle, mais aussi une condition vécue comme une exclusion du monde social, économique et professionnel.
La réhabilitation du lien entre travail et dignité dans ces territoires passe nécessairement par une réflexion sur les mécanismes d’insertion et de formation, en particulier dans le cadre des politiques éducatives [9]. L’abandon scolaire précoce renforce la difficulté à s’intégrer durablement dans le marché du travail. Les politiques de raccrochage scolaire doivent donc être pensées à l’aune des besoins spécifiques des territoires ruraux : proximité géographique, prise en compte des aspirations locales, et développement de formations adaptées aux réalités économiques de ces espaces. C’est à travers ces dispositifs qu’il sera possible d’offrir à ces jeunes des alternatives viables à la précarité, et de répondre aux tensions identitaires qu’ils vivent : en redonnant une place centrale à la justice sociale dans les politiques publiques territoriales.
En savoir plus
[1]J. Zaffran, «Emploi des jeunes sans diplôme : la prime au rural. », Formation Emploi, n°142, 2018.
[2] J-J. Arrighi, « Les jeunes dans l’espace rural : une entrée précoce sur le marché du travail ou une migration probable », Formation Emploi, n) 87, 2004.
[3] J. Zaffran, J. Vollet, Zadig après l’école. Pourquoi les décrocheurs scolaires raccrochent-ils ?, Le Bord de l’eau, 2018.
[4] C. Reversé, « Du désamour à la rupture : le décrochage discret des jeunes ruraux de Nouvelle-Aquitaine. » Formation emploi, n° 158(2), 2022.
[5] P. (d’) Iribarne, La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, Point, 1993.
[6] S. Bellit, C. Détang- Dessendre, « Les salariés agricoles. Entre ancrage sectoriel et précarité », Économie rurale, n° 342, 2014.
[7] T. Chevalier, La jeunesse dans tous ses États, Paris, PUF, 2018.
[8] C. Peugny, Pour une politique de la jeunesse, Paris, Seuil, 2022.
[9] C. Reversé, La vie de cassos. Jeunes ruraux en survie, Le Bord de l’eau, 2025 (à paraître).